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Benjamin Coriat. « L’aide humanitaire : une victoire idéologique »

le 25 février 2015

Benjamin Coriat. « L’aide humanitaire : une victoire idéologique »

L’économiste décrypte le programme de Syriza pour obtenir l’aide européenne. Si des compromis ont été nécessaires, le contenu n’a rien à voir avec celui voulu par la troïka.

Benjamin Coriat est professeur d’économie à Paris 13 et membre des Économistes atterrés.

La semaine dernière, nous avions interviewé l’économiste Benjamin Coriat pour commenter les négociations entre la Grèce et l’Eurogroupe. Cette semaine, nous l’interrogeons sur le contenu du programme proposé par Syriza.

La Marseillaise. L’essentiel de la lettre envoyée par Syriza semble porter sur la réforme fiscale et la lutte contre la fraude ?

Benjamin Coriat. C’est effectivement le gros morceau et la partie la plus détaillée, sachant que c’était une promesse de campagne et que cela ne répond pas à une pression des institutions européennes même si l’Europe n’est pas mécontente. Cela ne signifie pas pour autant que tout est joué car il y a de nombreux mécanismes légaux pour permettre aux plus riches d’échapper à l’impôt comme l’actualité nous l’a encore rappelé avec l’affaire de HSBC. Mais jusque là en Grèce, il n’y avait pas la volonté politique de lever cet impôt car les oligarques se protégeaient eux-mêmes. A noter que Syriza en appelle clairement à l’Europe pour la soutenir car il y a tout un aspect technique qui nécessite d’obtenir des accords de déclarations réciproques.

La Marseillaise. Concernant le marché du travail ou les retraites –des secteurs que l’Europe veut voir réformés– la formulation n’est-elle pas ambiguë ?

Benjamin Coriat. Syriza a procédé à une concession majeure : le respect de l’équilibre budgétaire. Mais ces formulations ambiguës lui donnent, dans le cadre de cette contrainte, des marges de manœuvre, lui permettent de rester acteur de sa politique et non plus être un simple exécutant d’une politique décidée à Bruxelles.

La Marseillaise. Le principal recul ne concerne-t-il pas les privatisations ?

Benjamin Coriat. J’utiliserais plutôt le terme de compromis. Il y a ici trois cas de figure : les privatisations déjà conclues sur lesquelles Syriza s’engage à ne pas revenir, mais aussi celles en cours sur lesquelles il s’engage à aller jusqu’au bout du processus. Ce qui ne signifie pas les approuver car le processus peut se révéler non concluant. Et enfin, les privatisations à venir où Syriza affirme regarder au cas par cas à l’aulne de l’intérêt public.

La Marseillaise. Protéger les plus faibles, les aider via un programme et faire payer les plus riches semble être le triptyque affirmé dans la lettre ?

Benjamin Coriat. Le point essentiel est que cette lettre a fait admettre à l’Union européenne que la Grèce avait besoin d’une aide humanitaire d’urgence. Cela signifie que la politique de la troïka a abouti à une catastrophe. C’est une victoire idéologique essentielle. On aurait pu penser que ce n’était qu’un argument électoral, mais il apparaît comme tel dans la lettre, explicitement écrit dans le titre du chapitre IV.

La Marseillaise. Pourtant des critiques d’une partie de Syriza y voit des reculs, notamment le Député Manolis Glezos, résistant grec très respecté, qui souligne que si le mot troïka a disparu, il est remplacé par « le nom des institutions » prises séparément  ?

Benjamin Coriat. Ce n’est que le mot de troïka qui a disparu, c’est son programme remplacé désormais par cette lettre. Or, celle-ci n’a pas grand chose à voir avec les demandes de coupes budgétaires et de privatisations qui étaient faites par la troïka en échange de l’aide financière. Ce qui était pourtant la condition imposée par l’Europe pour poursuivre l’aide. Certes, les institutions subsistent. Mais l’interlocuteur numéro un de la Grèce est désormais l’Eurogroupe et il lui en faut un puisqu’elle doit encore plusieurs millions d’euros : un débiteur et un créditeur doivent bien se parler. L’important est que l’Union européenne a donc renoncé à parler à travers la troïka. Ceci dit, si l’Eurogroupe décide de s’entourer la Banque centrale européenne et du FMI pour répondre, c’est son problème, pas celui de la Grèce.

La Marseillaise. La lettre mentionne aussi plusieurs fois l’OCDE, sur les sujets de la concurrence, de la santé, du travail… Pourquoi ?

Benjamin Coriat. C’est une manière d’affirmer que Syriza n’est pas sous tutelle de l’Europe mais discute avec elle en référence avec les standards internationaux portés par l’OCDE.

La Marseillaise. Après l’annonce d’accord de la lettre par l’Eurogroupe, le FMI a communiqué pour dire que les engagements n’étaient pas clairs. Or, la validation du FMI était antérieure à la décision de l’Eurogroupe. Ne sommes-nous pas dans une posture et à quelle fin ?

Benjamin Coriat. Ce commentaire est d’autant plus étonnant que le FMI a été le premier à critiquer la politique de la troïka affirmant qu’elle sous-estimait les effets récessifs de l’austérité imposée. La seule explication que je vois pour l’instant est que le FMI a toujours été payé rubis sur l’ongle et entend bien continuer. Or, la phase suivante semble être la restructuration de la dette. Le FMI prend peut-être date pour affirmer qu’il ne renoncera à rien.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 25 février 2015)

Hanifa Taguelmint. « Seuls des actes politiques forts peuvent continuer à les faire vivre »

le 19 février 2015

Hanifa Taguelmint. « Seuls des actes politiques forts peuvent continuer à les faire vivre »

La militante de « Mémoires en marche anime », avec ses camarades, des débats passionnés avec les jeunes. Samedi, soirée à l’Alhambra en hommage à Zahir Boudjellal et Ibrahim Ali.

Hanifa Taguelmint est Vice-Présidente de Mémoires en marche, association co-organisatrice de la semaine antiraciste et antifasciste autour de l’assassinat d’Ibrahim Ali, il y a 20 ans. Samedi, le film Français d’origine contrôlée, suivi d’un débat, sera projeté à l’Alhambra (17h30) en hommage à son frère, Zahir Boudjellal, lui aussi assassiné, et Ibrahim Ali. La militante répond à nos questions.

La Marseillaise. Plus de 30 ans après la marche pour l’égalité et contre le racisme, comment expliquez-vous qu’on parle encore de l’immigration comme un problème ?

Hanifa Taguelmint. Il y a 30 ans nous n’étions pas un problème, nous étions une des solutions dont la République n’a pas voulu.

La Marseillaise. Les jeunes des quartiers populaires sont stigmatisés, renvoyés dans la case musulmane, que répondez-vous à ces discours de la classe dirigeante ?

Hanifa Taguelmint. Pour moi, ce sont des choix politiques qui nous ont conduits à l’entre nous. La première communautarisation est physique, c’est celle du logement. Aux États-Unis, on a créé des réserves pour les indiens, ici on a créé des ghettos urbains.

La Marseillaise. La lepénisation des esprits a gagné du terrain, pensez-vous qu’elle puisse reculer voire disparaître ?

Hanifa Taguelmint. Disparaître ? Non, jamais, parce qu’il existera toujours une marge de la population qui a besoin de la haine de l’autre, d’un bouc émissaire. Aujourd’hui, la lepénisation des esprits vient de la désinformation médiatique. Chaque événement national ou international est monté en épingle. Le monde est connecté : ce qui se passe dans un village en Libye a des répercussions à la Castellane ou la Savine, de même avec Daesh. Le choix des mots, des images renvoie à la stigmatisation des habitants et, même, pire, à devoir s’excuser alors qu’ils ne sont ni responsables ni coupables de ce qui se passe là-bas. Le recul de cette lepénisation des esprits passe par des choix politiques et socio-économiques. Pendant qu’on parle d’immigration, on ne parle pas des problèmes qui touchent les gens : emploi, logement, formation professionnelle et projets collectifs : ce qu’on veut faire tous ensemble dans ce pays, ici et maintenant.

La Marseillaise. Le racisme tue, l’idéologie fascisante aussi. A Marseille, il y a eu Houari Ben Mohamed, Zahir Boudjellal, Ibrahim Ali, à quand une société qui accepte enfin sa jeunesse ?

Hanifa Taguelmint. Aujourd’hui, on rejette la jeunesse dans ce pays qui est une richesse fondamentale. Quand on a des étudiants qui se prostituent, qui ne mangent pas le midi ou sont obligés de travailler, est-ce que c’est normal dans un pays riche  ? Quand un jeune a raté son bac, on a l’impression qu’il a raté sa vie, est-ce que c’est normal ? On a des politiques qui sont trop vieux pour comprendre les jeunes, ils ont oublié qu’ils l’ont été un jour. Les têtes pensantes dans l’économie et la politique n’aiment pas les jeunes, sauf leurs propres enfants.

La Marseillaise. Comment faire vivre les valeurs d’égalité, de solidarité et de justice sociale  ?

Hanifa Taguelmint. On ne fait pas vivre des valeurs, ce sont les gens qui les portent. Moi, personnellement, je ne dois rien à la République, c’est elle qui me doit la liberté, l’égalité, la fraternité, je les attends toujours.

La Marseillaise. Vous évoquez à travers Mémoires en marche l’importance de l’éducation populaire auprès des jeunes, pourquoi est-ce si important de transmettre ce que l’on sait ?

Hanifa Taguelmint. Seules la culture et l’éducation nous sortiront de cette merde. Quand on ramènera de la culture dans nos quartiers pour que les enfants s’ouvrent et fassent d’autres rencontres, on les aidera à grandir, c’est là notre rôle d’adultes. Les éducateurs sont épuisés, les profs désabusés, que reste-t-il ? Les parents a qui on n’a pas donné les moyens intellectuels ni financiers. Ici, on a l’impression d’avoir vécu 100 vies, il faut être mère, grande sœur, on passe notre temps à aider, à colmater mais au bout d’un moment, on a envie de s’asseoir et de pleurer. Avec Mémoires en marche, je retrouve de l’énergie, de l’envie de faire et de transmettre. On intervient dans les lycées. C’est important de dire aux jeunes : vous avez des problèmes aujourd’hui, nous on en a eu hier et voilà comment on a lutté, qu’ils profitent de nos expériences de militants.

La Marseillaise. Le film, samedi, est projeté en hommage à Zahir Boudjellal et Ibrahim Ali, assassinés…

Hanifa Taguelmint. On a une obligation de transmission. J’ai perdu mon frère, Zahir, il y a 33 ans. Je n’ai jamais trouvé la force de lui rendre hommage. Il ne faut pas qu’il y en ait d’autres. On peut faire les plus belles marches blanches pour les morts, ils ne reviendront pas. La douleur des familles ne s’estompe pas, ils sont morts assassinés. Ce sont des actes politiques forts qui peuvent les faire vivre encore et pour toujours.

Interview réalisé par Piédad Belmonte (La Marseillaise, le 19 février 2015)

Jean Ziegler. « La conscience humaine est une force révolutionnaire »

le 17 février 2015

Jean Ziegler. « La conscience humaine est une force révolutionnaire »

Dans « Retournez vos fusils », le sociologue suisse choisit clairement son camp et livre des éléments d’analyse concrets pour comprendre et résister à la barbarie libérale.

Rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, aujourd’hui Vice-Président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, Jean Ziegler est professeur émérite de sociologie à l’université de Genève.

La Marseillaise. Retournez les fusils ! Choisir son camp : vous n’y allez pas par quatre chemin…

Jean Ziegler. La dictature du capital financier globalisé qui asservit aujourd’hui l’humanité non plus… Nous vivons dans un ordre cannibale du monde : toutes les cinq secondes un enfant en dessous de 10 ans meurt de faim, presque 1 milliard d’êtres humains sont mutilés par une sous-alimentation grave et permanente, alors que d’immenses richesses s’accumulent dans les mains d’une mince oligarchie quasi toute puissante. Selon la Banque mondiale, en 2014, les 500 plus puissantes sociétés privées transcontinentales, tous secteurs confondus, ont contrôlé 52,8% du produit mondial brut. Ces « gigantesques personnes immortelles », comme les appelle Noam Chomsky, échappent à tout contrôle étatique, syndical, social, etc. Elles fonctionnent selon un seul principe : celui de la maximalisation du profit dans le temps le plus court. Contre cet ordre absurde et meurtrier, les États eux-mêmes, surdéterminés par les oligarchies du capital financier, sont impuissants. Les faits sont accablants, les risques encourus énormes. Les fusils dont il est question dans le titre de mon livre sont les droits démocratiques dont nous disposons dans les pays dominateurs.

La Marseillaise. Aujourd’hui, « faire ce qu’on veut et vouloir ce qu’on fait est devenu quasiment impossible » soulignez-vous. Ce regard critique réconforte, en quoi peut-il porter remède à ce monde malade ?

Jean Ziegler. « Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi », telle était l’injonction de Jean-Paul Sartre. C’est la tâche de l’intellectuel, mais aussi de tout démocrate : faire l’effort d’étudier le capitalisme financier globalisé dans ses moindres stratégies, confronter celles-ci à l’intérêt général, choisir son camp, rallier les mouvements sociaux. Mon livre veut être une arme pour l’insurrection des consciences à venir.

La Marseillaise. Vous évoquez l’utilité des intellectuels. Faut-il mettre en regard leur rôle avec la régression de l’histoire des idées depuis plus de trois décennies ?

Jean Ziegler. Ces trente ans écoulés ont vu l’effondrement du bloc soviétique, dont l’influence couvrait la moitié de la planète, l’unification économique du monde, le tsunami du néolibéralisme qui a dévasté l’idée de l’État-providence, privatisé le monde, tenté d’anéantir les politiques publiques, d’enchaîner les pays dépendants de l’hémisphère sud. Le triomphe de l’idéologie néo-libérale correspond à une véritable contre-révolution qui a aussi ravagé les intellectuels.

La Marseillaise. En vertu des « lois naturelles » de l’économie, dites-vous, le but de toute politique est la libéralisation complète des mouvements de capitaux, marchandises et services. Le reste serait une histoire d’emballage ?

Jean Ziegler. Oui, c’est le grand succès de l’idéologie néolibérale que de réussir à faire croire que l’économie obéit à des « lois naturelles », que la privatisation et la libéralisation, autrement dit la suppression de toute forme de contrôle public, crée le terrain favorable à l’expansion de l’économie, que la pauvreté des uns et l’extrême richesse des autres découlent d’une fatalité contre laquelle toute résistance serait vaine, que c’est à l’apogée de l’expansion que se fait « naturellement » la redistribution… En Europe, on commence à se rendre compte du danger mortel de cet « emballage » idéologique. On réalise progressivement qu’il soumet les gouvernements et les citoyens à ces forces économiques aveugles.

La Marseillaise. L’idéologie néolibérale est-elle le socle du retour du racisme et de la xénophobie ?

Jean Ziegler. Le désespoir qu’il provoque, oui. Racisme et xénophobie d’un côté, sentiment d’exclusion et d’apartheid de l’autre. En France, la droite française connaît une scission importante entre son courant gaulliste en train de disparaître et son aile néoconservatrice qui s’aligne sur la montée de l’extrême droite en Europe.

La Marseillaise. Dans ce contexte, l’unité républicaine prend-elle sens ?

Jean Ziegler. Oui, toute unité républicaine vaut mieux que l’extrême-droite au pouvoir. Mais elle ne peut pas durer sans changement profond de la société, de l’économie, de la politique, sans retour de la souveraineté populaire. Sinon la République, la nation, l’héritage formidables de la Révolution française, seront bientôt des coquilles vides.

La Marseillaise. Comment la gauche de gouvernement qui adopte le langage néolibéral pourrait-elle produire un récit alternatif ?

Jean Ziegler. Telle qu’elle est jusqu’à ce jour, c’est sans espoir. Il faudrait un sursaut gigantesque au PS, je ne l’en crois pas capable.

La Marseillaise. Que vous évoque les attentats terroristes survenus à Charlie Hebdo et dans le supermarché casher ?

Jean Ziegler. Un antisémitisme nauséabond monte en France. Mais aussi dangereux, au moins à égalité, est l’anti-islamisme. Entre le gouvernement soi-disant socialiste et un grand nombre de Français d’obédience musulmane, le contrat social, le lien de confiance sont fragilisés. C’est sur le terreau de la misère que prospère le monstre djihadiste. Alors que peut, que doit faire le gouvernement français ? Essayer, par des investissements sociaux massifs, de briser l’isolement et la misère économique des millions d’habitants des banlieues sordides, dont une importante partie sont des musulmans. Prendre enfin sur la tragédie du peuple martyr de Palestine une position officielle claire : non à la colonisation et au terrorisme d’État du gouvernement Netanyhaou, oui à la création d’un Etat palestinien souverain.

La Marseillaise. Où situez-vous la relève ?

Jean Ziegler. La société civile planétaire, cette mystérieuse fraternité de la nuit, oppose à la dictature du capital financier globalisé une résistance fractionnée mais efficace. Elle est composée par une myriade de mouvements sociaux, locaux ou transcontinentaux : tels Via Campesina, qui organise, du Honduras jusqu’en Indonésie, 141 millions de petits paysans, métayers, éleveurs nomades, travailleurs migrants, Attac, qui tente de maîtriser le capital spéculatif, Greenpeace, Amnesty international, les mouvements de femmes, etc. Tous ces mouvements organisent patiemment le front planétaire du refus. Je suis persuadé qu’en Europe aussi l’insurrection des consciences est proche. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La conscience de l’identité entre tous les hommes est une force révolutionnaire. La nouvelle société civile planétaire n’obéit ni à un comité central ni à une ligne de parti. L’impératif catégorique du respect de la dignité humaine de chacun est son unique, mais puissant moteur.

Recueillis par Jean-Marie Dinh (La Marseillaise, le 17 février 2015)

Retournez les fusils ! Choisir son camp, Ed. du Seuil, 2014.

Jacques Broda. « Besoin de penser et se penser autrement »

le 02 février 2015

Jacques Broda. « Besoin de penser et se penser autrement »

Le sociologue propose un séminaire philosophique à partir de samedi à la Maison de la Région, sur La Canebière. L’occasion de démontrer comment la réflexion peut nourrir l’action.

Sortir le nez des livres, interroger le réel, voir ce qu’il en ressort. C’est un peu le fil conducteur qui sous-tend la démarche de Jacques Broda. Ce professeur de sociologie à l’origine des « univers-cités populaires », envisagées dès 1992, ne cesse de s’y appliquer. Que ce soit dans des ateliers d’écriture qu’il anime ou dans ses travaux de recherche. Aujourd’hui, il propose de s’appuyer sur la pensée d’Emmanuel Levinas et la notion « d’immémorial » développée par le philosophe. L’occasion de s’interroger face à une crise du politique et, peut-être, trouver les moyens d’agir. Ce sera l’objet du séminaire organisé en ce début d’année à la Maison de la Région. Ce cycle de conférences démarre samedi et se poursuit jusqu’au 21 mars.

La Marseillaise. Ce séminaire organisé, sous l’égide du Collège international de philosophie, s’appuie sur les travaux d’Emmanuel Levinas. Vous comptez aborder la « question sociale ». Qu’entendez-vous par là ?

Jacques Broda. Après quarante ans de recherche dont 18 ans d’ateliers d’écriture, j’en suis arrivé au constat que la question sociale est philosophique. Quand je parle de « question sociale », je me réfère à Robert Castel qui a écrit Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Je n’aime pas les expressions toutes faites de type « être ensemble », « vivre ensemble » ou « lien social ». Ce n’est d’ailleurs pas la réalité. Pour moi, en 2015, la première question sociale, c’est la faim. C’est la première question à résoudre. Il y a des tas de gens qui ne mangent pas à leur faim en France. Cela a des conséquences sur leur état physique mais aussi psychique. Pour Levinas, « être » c’est d’abord « manger ». On ne peut pas demander à une personne humaine d’être dans une éthique, une politique, sans manger à sa faim. C’est une obligation sociale.

La Marseillaise. Vous parlez d’une « philosophie réelle ». En quoi cela consiste-t-il ?

Jacques Broda. Confronté à des gens qui ne mangent pas à leur faim, en lisant des articles sur la pauvreté et l’exclusion, je me suis posé la question de l’éthique réelle. Je développe une philosophie réelle qui vient de ce qui « est ». Pas de ce qui est imaginé… Je pars de la réalité. De ce point de vue, je suis matérialiste. Je ne suis pas idéaliste. Je réhabilite le concept d’âme qui –à mon avis– n’a pas forcément une connotation religieuse. Quand j’arrive dans les collèges et les lycées, où je tiens des ateliers, j’aborde les élèves par rapport à leur âme. Et non, par rapport à leur origine sociale, ethnique ou leur âge. Pour moi, l’âme, c’est ce qui spécifie le sujet du point de vue de son « unicité ». C’est le rapport de soi à soi, ce qu’on sait sans savoir. L’âme va au-delà de l’apparence. Mais en même temps, elle se construit.

La Marseillaise. « Aborder les gens par leur âme », cela permet-il d’éveiller la conscience politique ?

Jacques Broda. La question sociale, c’est de manger pour vivre. Mais le but de Levinas consiste à être autrement qu’être. Au-delà de manger, il s’agit d’être par rapport à autrui, et donc cela relève de l’éthique. Mais il s’agit aussi d’être par rapport à tous les autres, ce qui relève du politique. Comment partir de l’un pour aller vers l’autre ? L’ouverture à l’autre passe par l’amour ou, plus exactement, par la bonté. Pour Levinas, être, c’est être responsable de l’autre. Tout en découle : mon rapport à l’homme, à la femme, à la famille, à la société, à la guerre…

La Marseillaise. Ce séminaire est ouvert au grand public. Ne craignez-vous pas qu’il se résume à un rendez-vous de spécialistes ?

Jacques Broda. Tout le monde peut venir. Ce séminaire se tient sous l’égide du Collège international de philosophie. Ma démarche philosophique ne cède pas sur l’essentiel, ni sur la pensée. C’est un pari. Il part de l’idée que le travail collectif sur la pensée peut bouger les lignes. Peut-être qu’au détour de ce séminaire, il y aura dix personnes qui « seront » autrement que ce qu’elles sont. Quand je vais dans les collèges et lycées, il y a une faim de philosophie. Les gens ont besoin de penser et de se penser autrement. Je vais essayer d’offrir des outils de réflexion qui peuvent, ensuite, se traduire en outils d’action.

La Marseillaise. Ce type de réflexion peut-il conduire à des déclics ?

Jacques Broda. Il peut y avoir des déclics mortifères, gravissimes… Il faut reconnaître que le contexte ne va pas. Mais, à partir du moment où l’on se fonde sur une nouvelle éthique, on peut passer du passif à l’actif. Soit on va plus loin pour soutenir ses valeurs. Soit on se rend compte que l’on fait fausse route, du point de vue de l’éthique, et dans ce cas, on passe à autre chose. Je fais le pari que ce séminaire sera un temps de « conversion » (pas au sens religieux du terme). Je n’aurais pas fait tout cela pour rien !

Propos recueillis par Marjolaine Dihl (La Marseillaise, le 2 février 2015)

Les quatre rendez-vous à venir

Ce séminaire, intitulé « L’Immémorial » en référence au concept développé par Emmanuel Levinas, se déroulera sur quatre matinées, de 10h à 12h, à la Maison de la Région.

Pour le premier rendez-vous, prévu ce samedi, Jacques Broda tiendra une conférence autour du thème « Au début était la faim ». De quoi introduire sa réflexion sur « la question sociale ». La second rendez-vous aura lieu samedi 14 février. Il portera sur « la fraternisation impossible ». L’occasion de distinguer les notions de solidarité et de fraternité. La séance suivante est organisée pour le 14 mars. Elle sera enrichie du témoignage de Sonia Serra, responsable départementale du Secours populaire et membre du réseau European Social Action Network (Esan). Cette dernière fournira son approche sur la façon dont « le travail solidaire rencontre la philosophie ».

Dernier rendez-vous : le samedi 21 mars. Il sera conduit en présence d’Augustin Giovannoni, professeur agrégé de philosophie, qui s’appuiera sur les textes d’Emmanuel Levinas et Jacques Derrida pour évoquer « la question de l’hospitalité inconditionnelle ». Ce dernier enseigne dans un lycée marseillais. Il a par ailleurs publié deux livres, l’un intitulé « Immanence et finitude chez Spinoza » (en 1999) et l’autre « Les figures de l’homme trompé » (en 2011).

La Marseillaise, le 2 février 2015

Maison de la Région,  61, La Canebière (1e). Inscriptions au 04.91.57.57.50 ou maisondelaregion@regionpaca.fr.

Benjamin Coriat. « En Europe, il est temps d’arrêter de bricoler »

le 31 janvier 2015

Benjamin Coriat. « En Europe, il est temps d’arrêter de bricoler »

Pour l’économiste, l’Union européenne peut et doit négocier avec la Grèce. Comme elle doit complètement revoir sa politique économique.

Benjamin Coriat est membre du Collectif d’animation des Économistes atterrés, professeur à l’université Paris 13. Très attentif à l’évolution de la situation grecque depuis plusieurs années, il est un opposant acharné aux politiques d’austérité imposées en Europe. Il pense que Syriza peut réussir à redresser la Grèce, à condition qu’on lui donne « un petit peu de temps. »

La Marseillaise. Alexis Tsipras est l’objet de nombreuses critiques issues du camp libéral européen. On lui reproche notamment un programme « démagogique ». Que répondez-vous ?

Benjamin Coriat. Je dis qu’il ne faut pas aller plus vite que la musique. Le peuple grec vient de donner un mandat tout à fait clair à Tsipras. Il faut lui donner un tout petit peu de temps.  Et il faut être très gonflé pour dire que le programme de Syriza est démagogique ! C’est un programme d’urgence. En tout cas une de ses dimensions est celle de l’urgence. Nous sommes devant un programme de rétablissement de conditions alimentaires, de conditions de santé, pour le minimum, pour ce que les gens de Syriza nomment leur « programme humanitaire ». Ça, c’est totalement indispensable. Après, sur la question de la relance économique proprement dite, il est certain qu’il faut leur laisser du temps pour réfléchir un peu. Les choses ne peuvent pas se faire d’un coup de baguette magique. Il faut qu’ils pensent à un certain nombre d’avantages relatifs susceptibles d’être exploités. Je pense à des choses, hors l’agriculture et le tourisme que tout le monde connaît, comme l’énergie solaire avec laquelle ils ont certainement des pistes à suivre… je le répète il faut leur laisser du temps. Que l’union européenne se montre intraitable, qu’elle montre ses muscles pour essayer de décourager la Grèce, n’est pas surprenant. Mais l’UE a déjà accordé des délais à l’Espagne, elle a accordé des délais au Portugal,  elle a accordé des délais à la France… et donc on verra bien ce qu’il en résultera avec la Grèce. Pour le moment nous sommes dans un jeu réciproque de démonstration des forces.

La Marseillaise. Malgré l’échec de la politique d’austérité en Grèce, les dirigeants européens serait-ils tentés de camper sur leurs positions ?

Benjamin Coriat. Toutes les politiques d’austérité menées en Europe ont échoué. Incontestablement, toutes les choses qui ont été faites depuis 2012, par exemple chez nous avec le pacte de stabilité, réputé de « croissance », vont dans le mauvais sens. On le voit avec les derniers chiffres du chômage publiés en France, pays « intermédiaire », pas dans la situation du Portugal ou de la Grèce. Alors que si l’on regarde ce qui se passe ailleurs, même dans les pays émergents et pour ne pas parler des États-Unis, il y a une reprise qui se manifeste. Il faut quand même regarder les choses en face ! De ce point de vue en Europe, il est temps d’arrêter de bricoler et de remettre sérieusement le métier sur l’ouvrage. D’ailleurs Junker, avec ses 350 milliards qui sont un peu tirés par les cheveux, admet en quelque sorte qu’il faut faire autre chose. Mais il faut arrêter avec les faux semblants et prendre le taureau par les cornes. J’ai bien suivi l’affaire grecque. Un premier plan a été fait pour faire revenir la Grèce à l’équilibre en trois ans. Il a fait plonger la Grèce en termes de PIB, et il a accru la dette au point qu’il a fallu la restructurer. Le deuxième plan qui a été lancé devait permettre à la Grèce de revenir sur les marchés financiers en 2018… C’est une plaisanterie, tout ça ! Tout a échoué dans les grandes largeurs.

La Marseillaise. Faut-il suivre la Grèce jusqu’à effacer sa dette ? Peut-on seulement le faire et passer outre les traités européens ?

Benjamin Coriat. Non seulement on peut mais il faut. On l’a fait avec l’Allemagne d’après-guerre, on l’a fait avec l’Irak… De toutes les façons ou bien on efface une partie de la dette et les Grecs peuvent essayer d’en payer une autre partie sur une longue période, ou bien ils ne paieront rien du tout ! Ils sortent de l’euro et ils se déclarent en défaut. Ils ne vont pas sortir de l’euro avec en plus une dette de 350 milliards, due à des gens qui ne veulent pas lui donner le moindre crédit ! Il est de l’intérêt de tout le monde de trouver une solution. Bien entendu je ne veux pas dire qu’on va effacer 350 milliards. Mais une partie oui, le reste étant échelonné, c’est indispensable.

La Marseillaise. Les contribuables Français ne vont pas forcément aimer !

Benjamin Coriat. Au départ, cette dette était une dette privée. Il était tout à fait possible de la restructurer tant qu’elle était privée. Le contribuable français n’aurait rien payé. Ensuite, la question qui se pose est de savoir (puisque désormais la France est pays prêteur, ndlr) si le contribuable français va payer plus ou moins si la Grèce fait faillite. Voilà la question qui se pose. Je pense qu’il paiera moins si la Grèce ne fait pas faillite et donc si on restructure la dette.

La Marseillaise. L’alliance pour gouverner avec Panos Kammenos, du parti des Grecs indépendants, placé à l’extrême droite, inquiète. Qu’en pensez-vous ?

Benjamin Coriat. Incontestablement cette alliance est un peu surprenante. Je crois que les seules alliances possibles c’était avec eux, avec lesquels Syriza a déjà passé des alliances contre l’austérité, et il ne faut pas l’oublier. Sinon il restait les partis de l’ancienne sociale-démocratie qui sont compromis dans l’application du traité jusqu’aux oreilles et donc avec lesquels il est impossible de faire quoi que ce soit. Ou encore avec To Potami qui est le parti des oligarques grecs. Et ce que vous disent les Grecs, c’est que si jamais Tsipras avait conclu une alliance avec ces derniers, il n’aurait rien pu faire parce qu’ils auraient tout torpillé ! Donc, certes je suis surpris par cette alliance mais il semble bien qu’il n’y avait pas d’autre possibilité.

La Marseillaise. Certains pensent que l’exemple grec ne peut pas se reproduire ailleurs sur le continent. La Grèce est-elle à ce point un cas particulier ?

Benjamin Coriat. Il est vrai qu’il y a de fortes particularités grecques. Mais on voit bien aussi qu’en Espagne le mouvement des Indignés s’est transformé en Podemos et qu’une possibilité de victoire de même nature qu’en Grèce existe. Dans le cas de la France, malheureusement, en termes de mobilisation économique on en n’est pas là. Mais la magnifique manifestation du 11 janvier montre que le peuple français a des valeurs, qu’il est prêt à les défendre. Pour le moment il ne s’est pas manifesté massivement sur des questions économiques mais ça peut venir. Une démonstration de cette ampleur-là, veut dire quelque chose sur les ressorts d’un peuple !

Entretien réalisé par Claude Gauthier (La Marseillaise, le 31 janvier 2015)

Samuel Bouron. « L’extrême droite recrute dans les beaux quartiers »

le 23 janvier 2015

Samuel Bouron. « L’extrême droite recrute dans les beaux quartiers »

Sociologue au centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique il coordonne avec Maïa Drouard le numéro 54 de la revue Agone.

Samuel Bouron et Maïa Drouard ont coordonné le numéro 54 de la revue Agone dédié à l’extrême droite. Ils le présenteront demain après-midi(*).

La Marseillaise. L’extrême droite est de plus en plus souvent décrite comme porte-parole des classes populaires. Vous contestez cette assertion. Pourquoi ?

Samuel Bouron. Un certain nombre d’enquêtes publiées dans ce numéro d’Agone montrent que contrairement à une idée commune, les responsables du Front national et plus généralement de l’extrême droite viennent des beaux quartiers à l’instar de Marine Le Pen qui a grandi dans un château. Sylvain Laurens signe un papier qui décrit comment leurs dirigeants sont de plus en plus formés à l’école du pouvoir : Ena, sciences Po…

La Marseillaise. Comment avez-vous travaillé ?

Samuel Bouron. Nous avons suivi des méthodes sociologiques différentes. Maïa Drouard a utilisé l’analyse prosopographique, c’est-à-dire l’étude du bottin mondain, du who’s who… Pour ma part, j’ai travaillé en immersion dans les Jeunesses identitaires pendant un an. Je me suis fait passer pour un militant et j’ai suivi l’ensemble du processus de formation interne, me permettant d’observer la composition sociale du groupe et les rapports sociaux de ses membres. Toutes les enquêtes publiées dans ce numéro de la revue Agone ont été réalisées à partir de données de première main.

La Marseillaise. Comment expliquez-vous que l’extrême droite parvienne à renvoyer une image déconnectée de l’origine sociale de ses dirigeants ?

Samuel Bouron. Le FN même s’il a pris du temps, Alain Soral ou les identitaires, se professionnalisent en matière de communication. Ils tirent parti d’une dépolitisation de l’espace public en jouant sur les affects, les personnalités… En retour les médias parlent d’eux de façon dépolitisée, ne les renvoient plus à ce qu’ils incarnent sur le plan idéologique. Pourtant lorsqu’on objective leur rapport à l’histoire, leurs programmes, il n’y a pas de rupture idéologique avec le passé.

La Marseillaise. Y a-t-il une spécificité sociologique de l’extrême droite dans le Sud de la France ?

Samuel Bouron. À partir de données notamment sur l’extrême droite niçoise, on peut avancer que l’origine sociale des cadres locaux est beaucoup plus bourgeoise que dans le Nord. Dans le cas du FN, ça se traduit aussi par une capacité à se diviser le travail avec une Marine Le Pen qui tient un discours plus social dans le Nord et une Marion Maréchal Le Pen qui séduit un électorat d’extrême droite jusque dans ses branches les plus radicales dans le Vaucluse.

Propos recueillis par (La Marseillaise, le 23 janvier 2015)

(*) Rencontre organisée par les éditions Agone, en collaboration avec l’Alcazar, demain à 16h dans la salle de conférences.

Edgar Morin. « Apprendre à éviter les pièges de l’erreur et de l’illusion »

le 22 janvier 2015

Edgar Morin. « Apprendre à éviter les pièges de l’erreur et de l’illusion »

Rencontre avec le philosophe et sociologue avant son intervention au Mucem autour du bonheur, du vivre-semble en France. Le théoricien de la complexité analyse notamment l’actualité.

La Marseillaise. Après les attentats commis à Paris, où en est, selon vous, le vivre-ensemble en France ?

Edgar Morin. Question énorme, d’autant plus que les événements vont vite et que la situation se modifie. Prenez par exemple le grand rassemblement du 11 janvier. Il a été extrêmement positif parce qu’il marquait le rassemblement de tout un peuple, qu’il venait du peuple lui-même, et non pas des politiques qui l’ont canalisé, et qu’il signifiait en profondeur la protestation contre toute atteinte à la liberté d’expression. De plus le thème « je suis Charlie », qui à mon avis est puéril, est tout de même beau parce qu’il révélait une identification à des personnes qui pratiquent l’irrespect. Cela dit, comme pour l’affaire des précédentes caricatures, je suis pour la liberté d’expression mais je suis aussi pour le respect de ce qui est sacré pour les autres, pas seulement en matière de religions. Je ressens ainsi une contradiction. La couverture de Charlie Hebdo avec, à nouveau, une caricature sur le prophète de l’islam, a été, à mon avis, un coup d’apprenti sorcier. Le sens positif du rassemblement a commencé à être dévié dans un sens anti-islamique et on a vu se déchaîner différents anti-islamistes extrêmes, comme Philippe Tesson. On en est à un point où les choses ont évolué, nous ne nous rendions pas compte que même en Tchétchénie des foules hurlantes protesteraient. Autre exemple, le Printemps arabe, qui a été mené dans un esprit de liberté et de démocratie, a été détourné par des forces puissantes qui se sont manifestées dans un sens contraire. C’est ce que j’appelle la complexité, c’est à dire que les actions n’obéissent pas toujours aux intentions de ceux qui les font. Cela étant dit, je contextualise aussi : que signifient ces attentats ? Ils marquent l’irruption des guerres d’Irak et de Syrie en France, où le conflit israélo-palestinien avait déjà pénétré. En conclusion, nous assistons à une aggravation de la situation en France, avec un nouveau déchaînement anti-islamique de plus en plus convaincu de sa vérité, et à une aggravation de la situation internationale en raison d’une politique incapable et inconsciente menée au Moyen-Orient par une coalition hétéroclite dont fait partie la France.

La Marseillaise. Un processus de décomposition de la société est en cours, écriviez-vous récemment dans Le Monde. Comment tenter de l’enrayer, voire de l’inverser ?

Edgar Morin. On ne le fera pas d’un coup de baguette magique. J’avais proposé à François Hollande, lorsqu’il était candidat, d’inscrire dans la Constitution que la France est une République une et multi-culturelle. Car elle s’est construite à partir de peuples très différents qui, au cours des siècles, ont été intégrés dans l’union nationale, et ce mouvement a perduré au XXe siècle avec les immigrés espagnols, italiens, etc. Le processus a un peu dérapé avec les Nord-Africains en raison du passif de la guerre d’Algérie, de la situation palestinienne, des frictions Orient/Occident… Une réforme en profondeur de l’éducation doit également être entreprise. Il faut enseigner la compréhension d’autrui, à la fois montrer qu’il est différent et semblable, apprendre à éviter les pièges de l’erreur et de l’illusion, expliquer comment étudier les mécanismes de la connaissance, il faut intégrer le fait religieux. Je suis profondément laïc et je ne crois à aucune religion révélée, mais je pense qu’il faut étudier les raisons pour lesquelles les gens croient. Marx affirmait très justement : « La religion c’est le soupir de la créature malheureuse. » Ce qui signifie que les hommes, si forts aujourd’hui techniquement, sont faibles et désarmés devant la mort, la maladie, devant la souffrance, le chagrin… La religion répond à cette faiblesse. Par ailleurs on n’a rien fait pour reconnaître tous ces gamins venus de l’immigration, ghettoïsés, qui tombent dans la délinquance et trouvent la rédemption dans une foi fanatique. Le philosophe Hegel affirmait que le plus important est d’être reconnu par autrui comme être humain à part entière et que si on n’est pas reconnu dans sa dignité, on ne reconnaît pas l’autre. Ceux qui sont rejetés rejettent ceux qui les rejettent.

La Marseillaise. Vous parliez également de « dépérissement » de la culture de gauche chez les jeunes. Comment, là encore, inverser cette tendance ?

Edgar Morin. La culture de gauche, républicaine, a été apportée au XXe siècle par les instituteurs de campagne au moment où la France était à plus de 50% rurale, par les enseignants du secondaire aussi, les partis politiques… Or le PC est moribond, le PS rallié à l’économie libérale, les instits de campagne disparus, les enseignants repliés sur leurs disciplines et craintifs dans un monde où règnent les médias, Internet, etc. Des mouvements ressuscitant l’esprit de la Révolution française ont traversé la jeunesse, comme en Mai 68. Mais ce qui est terrible c’est que c’est fini et que désormais nous voyons beaucoup de jeunes dans les manifestations contre le mariage pour tous, par exemple. De manière générale, les adolescents qui ne sont plus enfermés dans leur famille, pas encore intégrés dans un métier, dans la société, ressentent des aspirations à se réaliser, à plus d’individualité et plus de communauté à la fois. Dans les années 60-70, les groupuscules trotskistes, maoïstes, etc. se proposaient de réaliser ces aspirations. Mais il est évident qu’elles peuvent être déviées, trompées, comme ont dévié trotskistes et maoïstes. Aujourd’hui, ce sont la droite, les conservateurs et les réactionnaires qui affirment aux jeunes : « La communauté, on va la recréer en chassant les étrangers, l’autonomie on va la trouver en quittant l’Europe », etc. Ils s’emparent de leurs aspirations et réussissent à les détourner dans leur sens. Bon, cela dit, il n’y a pas que les jeunes qui se laissent influencer ! Les aînés aussi, y compris des très vieux… Dans la situation de crise de civilisation que nous vivons, lorsque le futur se résume à de l’angoisse, on se réfugie dans le passé. Il faut donc créer un futur possible, une voie politique possible, mais on ne le fait pas. Les instituteurs pensaient enseigner la laïcité, la démocratie, la raison, le progrès… Mais on se rend compte que ce n’est pas si simple, que la démocratie peut connaître des crises, que la raison peut être détournée, que le progrès n’est pas mécaniquement une voie de l’histoire. Il faut donc renouveler le message profond -qui est à mon avis liberté, égalité, fraternité-, il faut qu’il prenne sens, qu’un mouvement resolidarise les gens, la société, avec ses exclus, ses malheureux, les pauvres, les vieux qui sont rejetés. Il n’y a pas de recette. Une prise de conscience et un mouvement de rééducation sont nécessaires.

La Marseillaise. Vous aviez réalisé le film « Chronique d’un été » avec Jean Rouch en 1961, où vous interrogiez des jeunes gens. Quelles différences notables apparaissent 50 ans après ?

Edgar Morin. Nous nous étions consacrés à des jeunes gens paumés, qui rencontraient des difficultés dans leur travail, leur vie quotidienne… Mais ils étaient des exceptions, des marginaux. Aujourd’hui, c’est général. A l’époque on insistait sur l’aliénation au travail que subissaient les ouvriers spécialisés, qui exécutaient sur les machines les mêmes gestes automatiques sous le contrôle de contremaîtres durs. Aujourd’hui cette situation s’est généralisée dans les bureaux au nom de la compétitivité, de plus en plus de gens sont asservis à un travail sans joie. Ce qui constituait des symptômes limités est maintenant généralisé à l’ensemble des salariés.

La Marseillaise. Certaines pistes politiques, comme en Grèce, en Espagne, peuvent-elles donner des raisons d’espérer ? Ou encore le mouvement convivialiste que vous avez évoqué ?

Edgar Morin. C’est une juste réaction contre la politique dite d’austérité et qui n’est finalement que la manifestation du pouvoir des riches sur les pauvres. Mais je crains que ces mouvements ne manquent encore de pensée politique. Je pense que de nouvelles forces politiques émergeront réellement lorsque se fera la jonction entre le mouvement convivialiste, l’économie sociale et solidaire, l’économie citoyenne, écologique, etc. Cela nécessite la jonction de nombreux courants afin de changer véritablement les choses en France. C’est une possibilité, mais pour le moment elle est faible.

Propos recueillis par Antoine Pattefoz (La Marseillaise, le 22 janvier 2015)

Attentats. Un avant et un après pour de vrai ?

le 22 janvier 2015

Attentats. Un avant et un après pour de vrai ?

Débat. Y aura-t-il un « après » attentats, les débats politiques vont-ils évoluer ? Se concentrer sur de nouveaux sujets ? Provoquer de nouveaux choix ? Points de vue croisés de personnalités diverses.

« Un avant et un après » les attentats : la formule a été plusieurs fois mise en avant, tout comme a été mise en valeur l’exigence d’un changement porté par le « et maintenant » montant des manifestations. Pourtant, 15 jours après, la politique doit « reprendre ses droits », selon la formule consacrée mais, plus inquiétant, dans le maintien de l’unité nationale selon François Hollande lors de ses vœux aux syndicats ou au sujet du projet de loi Macron. Les politiques, de gauche comme de droite, ont refusé de laisser ainsi considérer leurs différences comme futiles. Même au PS, une porte-parole, Corinne Narassiguin affirme : « On ne va pas maintenir un unanimisme artificiel ».

Pourtant, avant cette parenthèse ayant suivie les attentats, un « unanimisme réel » n’était-il pas déjà à l’œuvre, autre nom d’une pensée unique ne tolérant que les nuances essentiellement sociétales entre la droite républicaine et la social-démocratie ? « Nous vivons indéniablement dans un régime, la Ve République, qui organise une alternance entre deux partis. Cela s’est notamment manifesté dans les concessions de souveraineté faites à l’Europe où PS et UMP étaient sur la même ligne politique » apprécie Clément Sénéchal co-Président de la commission pour la 6e République au Parti de Gauche. « Il y a aujourd’hui en France comme en Europe et dans le monde occidental, une pensée dominante en terme économique et social qui impose le libéralisme comme une évidence alors que ce n’est qu’une opinion et qu’à ce titre elle est discutable. C’est une grosse difficulté » reconnaît pour sa part Guillaume Balas, euro-Député socialiste, proche des Députés frondeurs.

« Difficile de faire entendre une alternative »

« Je ne crois pas à la pensée unique » tranche Emmanuelle Cosse, Secrétaire générale d’Europe Ecologie Les Verts, « Il y a certes une pensée plus majoritaire qu’une autre mais il n’y a pas d’incapacité à faire vivre d’autres pensées ». « C’est vrai que nous ne sommes pas audibles, que lorsque nous portons des analyses et des propositions à l’Assemblée nationale ou dans les manifestations, nous avons du mal à nous faire entendre, qu’il est extrêmement difficile de faire entendre une alternative au libéralisme » affirme cependant André Chassaigne, Président du Groupe Front de gauche à l’Assemblée nationale.

Pourtant, ce n’est pas faute d’essayer comme en témoigne l’important travail du Groupe sur les projets de loi. Un travail qui atteste de l’existence d’un débat contradictoire, comme le prouve aussi les commentaires des Députés frondeurs et même les positions d’EE-LV. Mais qui pose aussi la question des effets de ce débat contradictoire. « Il est toujours bon de rappeler que la république se renforce avec le débat contradictoire » campe en préalable Clément Sénéchal, avant de développer : « mais si ces débats ne sont que théoriques et ne débouchent sur rien de concret, cela ne sert pas à grand chose. Cela relève de la trop grande dépendance entre le Parlement et l’exécutif ». Même analyse chez Guillaume Balas qui reconnaît que « nos institutions tendent à verrouiller le débat et si un pouvoir exécutif, pour de bonnes ou mauvaises raisons, décide de ne pas suivre le programme pour lequel il a été élu, il peut le faire ». Là encore, Emmanuelle Cosse a une appréciation différente, « obtenir des gains dans une bataille parlementaire est complexe, surtout quand un Groupe n’a pas de position charnière et en tenant compte du mode d’élection qui n’est pas à la proportionnelle, mais c’est possible ». Et de citer en exemple la loi sur la transition énergétique.

Mais attention, prévient André Chassaigne qui voit la situation comme « un tournant » : « il y a une émergence de perspectives politiques alternatives. Il faut que cela aboutisse dans un rassemblement concret mais il faut aussi passer du rassemblement à l’action. Si nous ne sommes pas en mesure de le faire, ce sera grave y compris pour la social-démocratie ».

« Les causes profondes »

Reste enfin la question du sujet de débat, doit-on repartir pour discuter le projet de loi Macron ? « Sur quoi ? C’est la seule question qui vaille » assure Clément Sénéchal, « Il faut déplacer le débat du terrain religieux au social. Il faut s’interroger sur les prisons, sur le ressentiment social qui naît de la relégation, de l’exclusion… » Pour André Chassaigne, « la question centrale est celle du choix de notre société. Allons-nous nous attaquer au libéralisme ? C’est crucial car les choix menés jusqu’ici ne sont pas étrangers au drame qui ne peut se résumer à la folie de quelques hommes ». Guillaume Balas attire lui l’attention sur « l’égalité réelle » : « les manifestations ont montré que le peuple français était républicain. Beaucoup s’en sont réjouis mais il faut en tirer les conséquences ! La république est inséparable de l’égalité réelle, comment fait-on pour la mettre en œuvre ? L’attractivité de la France jouant sur la flexibilité et le coût du travail ne peut plus être une priorité ». « Il faut se concentrer sur les causes profondes. Au-delà d’une réponse sécuritaire il faut une réponse forte sociale et écologique » confirme Jean-Marc Germain, Député socialiste, frondeur détestant cette appellation. Cette réponse doit passer par un projet de société -« sauver la planète »- mais aussi et surtout par un investissement lourd sur les territoires. Citant Jacques Chirac et sa « fracture sociale », il développe : « nous n’y sommes pas parvenus. Pourtant, depuis que nous avons créé l’agence nationale de rénovation urbaine [Jean-Louis Borloo en 2003], nous savons comment faire. Mais il faut de l’argent pour y parvenir ». Et d’avancer la somme de 5 milliards d’euros. Soulignant la « force » acquise par François Hollande suite à sa gestion des événements, Jean-Marc Germain estime qu’il a désormais « la légitimité pour réunir largement notre pays, réunir la droite sur un projet de gauche ». Et de rajouter… « comme de Gaulle autour du programme du CNR ».

Angélique Schaller (La Marseillaise, le 22 janvier 2015)

Jean-Marie Harribey. « Les questions sociales et environnementales sont liées »

le 20 janvier 2015

Jean-Marie Harribey. « Les questions sociales et environnementales sont liées »

L’analyse d’un membre d’Attac et du collectif des économistes atterrés.

Enseignant et chercheur à la retraite, Jean-Marie Harribey est engagé dans le combat contre la pensée dominante.

La Marseillaise. Dans le conflit des routiers, les salariés se battent pour leur pouvoir d’achat et la fédération patronale argue de la libéralisation imposée par l’Europe pour ne pas y répondre ?

Jean-Marie Harribey. Ce conflit routier montre que les questions sociales et environnementales sont éminemment liées. Le patronat se dit coincé par la libéralisation imposée par l’Europe mais s’oppose aussi à toute évolution. Pour mémoire les tollés contre l’éco-taxe, la taxe poids lourds ou toute taxe sur le gazole. Il s’arc-boute également contre toutes améliorations sociales de salariés travaillant dans des conditions épouvantables.

La Marseillaise. Ce dumping social dans le transport routier a été dénoncé par le gouvernement, le Sénat et même le Parlement européen mais sans effet. N’y a-t-il pas des contradictions entre les discours et les actes ?

Jean-Marie Harribey. Totalement et des contradictions que l’on retrouve dans le domaine environnemental. La ministre en charge de cette question a proposé un projet de loi à l’automne affichant des objectifs chiffrés qui pouvaient être approuvés mais aucun moyen n’est mis en œuvre pour y parvenir. Cela repose la question de la fiscalité écologique qui est une arlésienne. Or, cette fiscalité écologique restera difficilement envisageable d’un point de vue social tant qu’elle ne s’accompagnera pas d’une remise à plat de la fiscalité générale qui est très peu progressive et repose essentiellement sur les classes moyennes.

La Marseillaise. L’Europe a favorisé ce dumping social sans mettre en place les mesures annoncées pour réduire ce transport routier polluant ?

Jean-Marie Harribey. Effectivement l’Europe avait promis des investissements pour transformer progressivement le système de transport afin de favoriser ce report modal, lutter contre les émissions de gaz à effet de serre et réduire la consommation d’énergie fossile. Mais ce n’est plus d’actualité. Le gouvernement français n’est pas plus cohérent avec le projet de loi Macron devant être adopté à l’Assemblée nationale qui prévoit de remplacer du transport ferré de passagers par du transport en car d’un bout à l’autre de la France.

La Marseillaise. Une attitude qui oppose les salariés alors que la transition énergétique devait être porteuse d’emplois et de reconversion ?

Jean-Marie Harribey. Seule la puissance publique peut porter ces question mais le dogme à l’œuvre ne lui donne pas les moyens d’intervenir. On le voit encore avec le plan Juncker. Il annonce 315 milliards d’investissement sur trois ans mais l’amorce publique se résume à 20 milliards en espérant que les fonds privés prennent le relais. Mais l’histoire montre que ces fonds privés n’interviennent pas quand la rentabilité est à long terme. La transformation du système de transport, puisque c’est le sujet, avec ce que cela suppose d’emplois à créer et de reconversions professionnelles à opérer, ne pourra se faire qu’avec un rôle moteur des investissements publics. Or, la Commission européenne estime encore que la banque européenne ne peut prêter directement aux collectivités locales ou aux états qui portent des projets pertinents en la matière. Mais qu’elle n’est là que pour prêter aux banques et financer les restructurations financières diverses.

La Marseillaise. Des analyses que l’on retrouve dans votre deuxième manifeste, publié en fin de semaine ?

Jean-Marie Harribey. Nous avons traversé une crise multidimensionnelle : financière, sociale et environnementale. Mais cette crise systématique n’a pas été comprise ou pas voulue être comprise. Pire, les leçons des politiques d’austérité menées tambour battant dans toute l’Europe n’ont pas non plus été tirées. C’est dans ce contexte que se décline notre analyse. Nous essayons d’avancer sur le terrain des voies à suivre, sur l’inversion de la logique du profit.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 20 janvier 2015)

Les beaux quartiersde l’extrême droite

le 20 janvier 2015