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La grande guerre et le mouvement ouvrier dans les Bouches-du-Rhône, entre Union sacrée, pacifismes et luttes sociales

le 25 octobre 2014

La grande guerre et le mouvement ouvrier dans les Bouches-du-Rhône, entre Union sacrée, pacifismes et luttes sociales
Aux archives des Bouches du Rhône
Amphihéâtre Gaston Deferre
18-20 rue Mirès
13003 - Marseille

Vendredi 14 novembre à 9h

Colloque organisé par Promémo et le CIRA avec la participation des Archives départementales

Matin. Présidence Gérard Leidet co-président de Promémo.

9h. Accueil des participants et du public.

9h20. Introduction de la journée : Marie-Claire Pontier, directrice des archives départementales.

9h30. Contribution de Jean-Louis Robert1 : Ouvriers et Mouvement ouvrier pendant la Grande-guerre.

10h15. Débat avec la salle.

10h45. Pause.

11h. Table ronde 1 : Grèves et Mouvement ouvrier dans les Bouches-du-Rhône pendant la Grande guerre avec Colette Drogoz (Promémo), Julien Chuzeville, Thierry Bertrand (CIRA) et Bernard Régaudiat (Promémo).

11h. Débat avec la salle.

12h15. Pause déjeuner.

Après-midi. Présidence : Colette Drogoz co-présidente de Promémo.

14h. Contribution de Julien Chuzeville2 : Pacifisme(s)/pacifistes pendant la Grande-guerre.

14h30. Débat avec la salle.

15h. Pause.

15h15. Table ronde 2 : Union sacrée, pacifisme(s) et militants pacifistes dans les Bouches-du-Rhône pendant la Grande-guerre avec Françoise Fontanelli (TELEMME), Frédéric Grossetti (Promémo), Gérard Leidet (Promémo), Jean Louis Robert ; Nicolas Viant (CIRA).

16h15. Débat avec la salle.

16h45. Conclusion(s) de la journée : Robert Mencherini3.

17h. Final / Chorale "Voix en sol mineur" : chansons pacifistes 1914-1918.

1 Historien, spécialiste de l'histoire sociale de la Première Guerre mondiale, sa thèse portait sur les ouvriers parisiens pendant ce conflit : Ouvriers et mouvement ouvrier parisien 1914-1919, histoire et anthropologie, Université Paris 1, 1989.

2 Historien, travaille sur l'histoire du socialisme et du communisme. A publié Fernand Loriot Le fondateur oublié du Parti communiste ; et très récemment Militants contre la guerre 1914-1918, éditions Spartacus, Paris, 2014.

3 Historien, spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier en Provence et de la Résistance.

 

Histoire. Quand les Algériens résistent à l’oubli

le 19 octobre 2014

Histoire. Quand les Algériens résistent à l’oubli

Commémoration hier de la nuit sanglante du 17 octobre 1961.

Cette nuit là, c’est une page honteuse de l’histoire de la République française qui a été écrite en lettres de sang sur les murs de Paris. Une tragédie que le collectif  Komplexkapharnaum a commémoré square Léon Blum hier soir. Près de cent personnes se sont rassemblées pour assister à un spectacle militant de rue comme on n’en fait plus que rarement. Évoquant la tragédie de la nuit du 17 au 18 octobre 1961, où la police française a massacré des manifestants algériens descendus dans les rues de Paris pour exiger la fin de la colonisation française de leur pays.

En dépit des avertissements du Préfet de police d’alors, le sinistre Maurice Papon, qui dès le 5 octobre de la même année avait fait placarder sur les murs de la capitale, un avertissement aux travailleurs algériens : interdiction de former des groupes de plus de trois personnes, fermeture des débits de boisson, où après leur journée de travail, ils prenaient un peu de bon temps, avant de regagner les bidonvilles qui leur étaient consentis comme seul logement. Combien de personnes ont-elles disparu dans la nuit du 17 au 18 octobre, tuées sur le macadam parisien ou noyées dans la Seine ? Nul ne le saura jamais, les archives demeurant obstinément muettes. Cela reste donc un scandale d’État, un épisode de notre histoire absent des manuels scolaires.

A Marseille, on n’a pas cru bon, côté officiel, de commémorer ces massacres. Alors que d’autres villes de France ont jugé bon de rappeler le rôle de la France en ces années là. Il aura donc fallu qu’un collectif d’organisations progressistes appelle à ce rassemblement et à cette manifestation pacifique pour se souvenir d’une nuit où les vrais terroristes étaient à rechercher dans les rangs de la police et du gouvernement.

La Marseillaise, le 19 octobre 2014

Témoignage. Choisir et vivre avec

le 11 octobre 2014

Témoignage. Choisir et vivre avec

À l’occasion de la Journée mondiale pour l’abolition de la peine de mort, rencontre avec Geneviève Donadini, jurée lors de l’affaire Ranucci en 1976 où le condamné avait été guillotiné.

Coup de fil à Geneviève Donadini, habitant la Penne-sur-Huveaune dont elle fut Maire  durant 18 ans. On commence à peine à lui expliquer le motif de l’appel -la date du 10 octobre, Journée mondiale pour l’abolition de la peine de mort- qu’elle coupe. « Je sais pourquoi vous m’appelez… ».

L’interlocutrice comprend la démarche, un regard sur une période de sa vie. Marquante, indélébile. Alors que le débat sur la peine de mort se résume souvent à la bataille d’arguments entre les pour et les contre, notre choix s’est porté sur quelqu’un à qui un jour la République a confié la lourde, très lourde tâche, de donner droit de vie ou de mort sur un homme de 24 ans : Christian Ranucci accusé du meurtre d’une fillette de 8 ans. C’était avant 1981, date effective de l’abolition sous l’impulsion du Garde des Sceaux de l’époque, Robert Badinter.

L’affaire Ranucci remonte à 1974. Le 3 juin, la petite Marie-Dolorès est enlevée au bas de son immeuble à Marseille. Un jeune homme, Christian Ranucci, sera condamné à mort pour le meurtre après un procès de deux jours qui avait déchaîné les passions. Il sera guillotiné en 1976. « Je m’en souviens comme si c’était hier », avoue Geneviève Donadini qui n’oubliera jamais le jour où elle a appris qu’elle serait jurée dans ce procès.

Le tout est digne d’un scénario d'un film à suspens. Le tirage au sort s’effectue en Mairie de La Penne. On ouvre le registre d'État civil, des petits papiers sont pliés. On tire un premier qui désigne la page, puis un second la ligne. « C’est tombé sur moi. »

Prendre une décision définitive en deux jours

Un jour, les gendarmes lui signifient qu’elle doit se rendre au tribunal d’Aix-en-Provence. « Ils m’ont rassurée : ne vous inquiétez pas, vous serez récusée, vue l’affaire. Vous êtes une jeune mère d’une fillette d’un âge proche de la victime… » Comme trop impliquée. Sauf qu'elle ne sera jamais récusée et se retrouve seule femme, seule mère.

Le procès commence. « Je connaissais l’affaire comme tout le monde, par la presse, mais on l’avait un peu oubliée. » La réalité rattrapera les membres du jury. Ils ont deux jours d’audience pour prendre leur décision. De courts délais aujourd’hui inconcevables. « Les dépositions étaient uniquement à charge pour montrer que Ranucci était coupable. Quand on vous présente des éléments qui paraissent irréfutables : un couteau plein de sang, les chaussures de la petite, les photos du cadavre… Sur le plan émotionnel c’est vraiment très fort, trop fort. »

La nuit entre les deux jours de procès est interminable. « On ne dort pas. Mais j’étais mère et je devais donc faire comme si de rien n’était : préparer la journée de ma fille, l’habiller, la faire aller à l'école… » Son statut de mère en rajoute au malaise. « Quand je suis rentrée chez moi, j’ai regardé ma fille et je me suis dit : et si c’était la tienne ? »

Hasard de la disposition de la salle, Ranucci est assis à quelques mètres d’elle. Au fur et à mesure des débats, « d’une minute à l’autre, je passais d’un camp à l’autre : coupable, innocent, innocent, coupable… » Aujourd’hui encore, « je ne sais vraiment pas ».

Le procès est l’objet d’un déchaînement de passions. La foule crie « La mort ! La mort ! » sous les fenêtres du tribunal. « Le climat était délétère, la presse a joué un mauvais rôle. Elle disait, presque naturellement, que si Ranucci était coupable il devait mourir. » Selon elle, « les conditions ne permettaient pas de prendre du recul. Le procès a eu lieu dans la région où avait eu lieu le drame. Les familles étaient présentes, c’était trop passionné. »

Puis, vient le moment de LA question. « On essaie de la retarder dans sa tête, mais elle vient », relate Geneviève Donadini.

Le jury s’isole alors. La peine de mort sera prononcée si au moins huit des onze jurés se positionnent en sa faveur. Ce sera le cas. « Mais pas à l’unanimité… », insiste bien celle qui refuse encore aujourd’hui de déclarer publiquement son choix, « par respect du secret des délibérations ». À ce moment de l’entretien, ce sont les yeux qui parlent. Et qui font comprendre.

Paradoxalement, « quand on se retrouve dans une telle situation, toutes les questions que l’on pourrait se poser sur la peine de mort ne se posent plus. On en est plus à se dire si on est pour ou contre mais si on envoie quelqu’un à la mort ou pas. »

« Vous êtes seul avec votre conscience »

Dans un tel moment, le citoyen se retrouve « seul avec sa conscience. Je ne m’intéresse pas aux autres autour de moi. Tout s’embrouille, sentimentalement, intellectuellement. » La bouée de sauvetage ne vient pas. « On espère trouver un élément qui va te prouver que c’est lui, pour te tranquilliser… » En vain.

Le seul aspect qui pourrait dédramatiser quelque peu la situation est en fait un comble d’hypocrisie. « On ne nous demande pas de voter la mort mais de dire s’il y a des circonstances atténuantes. » Ce sera majoritairement « coupable » avec « aucune circonstance atténuante ». Donc la mort.

Le retour dans la salle d’audience est tout aussi douloureux. « Vous revenez, toute la salle vous regarde, j’avais l’impression que tout le monde me regardait. Et nous, nous avons tous regardé Ranucci. » Dans un livre, un des avocats de Christian Ranucci, Maître Le Forsonney, dira que c’est dans les yeux remplis d’émotion de Geneviève Donadini qu’il avait tout de suite compris la nature de la sentence avant même qu'elle ne soit prononcée.

Christian Ranucci sera guillotiné dans la cour de la prison des Baumettes le 28 juillet 1976. L’affaire a, de bout en bout, baigné dans la dramaturgie. Comme cette dépêche AFP annonçant -par erreur- que le Président Giscard d’Estaing l'a gracié. Un gardien de prison apprendra la -fausse- nouvelle au condamné. Avant qu’une nouvelle dépêche -la vraie- ne tombe…

« Entre la sentence et l’exécution, on cherche à oublier mais c’est impossible », assure Geneviève Donadini. Pendant plus de 25 ans, elle a refusé d’en parler autour d’elle, jusqu’à répondre favorablement à Christophe Hondelatte en 2002 pour l’émission « Faites entrer l’accusé ». « Ne pas en parler c’était faire l’autruche, c’était dire "c’est fini" mais ce n’est pas vrai… »

Pour une personne qui a eu à vivre une telle expérience, la victoire de la gauche en 1981 et l’abolition de la peine de mort ne pouvait être qu’un soulagement. « J’ai suivi ce débat avec énormément d’intérêt », affirme Geneviève Donadini qui définit Robert Badinter comme « un grand homme » car « grâce à lui plus personne n’aura à vivre ce que l’on a dû vivre ».

Sébastien Madau (La Marseillaise, le 11 octobre 2014)

Les dates-clés de l’affaire Ranucci

  • 3 juin 1974. Marie-Dolorès, 8 ans, est enlevée dans la cité Sainte-Agnès. Plus tard, Christian Ranucci, 22 ans, a un accident de voiture. Il ne s’arrête pas et son numéro d’immatriculation est relevé. Il demande à un riverain de l’aider à sortir sa voiture embourbée dans une champignonnière.
  • 4 juin 1974. La gendarmerie réalise une battue à l’endroit où la voiture a été vue pour la dernière fois. Le corps de la fillette est retrouvé à proximité.
  • 5 juin 1974. Christian Ranucci est arrêté.
  • 9 mars 1976. Ouverture du procès à la cour d’assises Aix.
  • 10 mars 1976. Christian Ranucci est condamné à mort.
  • 28 juillet 1976. Christian Ranucci est guillotiné à 4h13.
  • 10 août 1978. Première demande de révision du procès demandé par la mère du condamné (avant celles de 1981 et 1990). Elles seront toutes rejetées.

Philippe Batifoulier. « Il faut une insurrection des patients ! »

le 09 octobre 2014

Philippe Batifoulier. « Il faut une insurrection des patients ! »

Déremboursement des médicaments, pression manageuriale sur les hôpitaux, logique marchande : l’économiste décrypte la dérive du système que « tout le monde nous enviait ».

Enseignant en économie politique à l’université de Paris Ouest Nanterre et membre du collectif des Économistes atterrés, Philippe Batifoulier vient de publier Capital Santé, quand le patient devient le client.

La Marseillaise. Le budget de la sécurité sociale prévoit une nouvelle coupe budgétaire de 3,2 milliards pour l’assurance maladie. Le déremboursement va se poursuivre ?

Philippe Batifoulier. Une tendance lente mais certaine où ceux qui ne bénéficient pas d’une couverture à 100% pour les Affections longues durées (ALD), sont confrontés à des remboursements qui couvrent globalement la moitié des soins.

La Marseillaise. Les pistes d’économie sont sur l’hôpital public. Encore ?

Philippe Batifoulier. Les hôpitaux sont soumis à la tarification à l’activité et subissent les logiques manageuriales venues du privé. L’idée est que la bonne gestion vient forcément du privé. C’est faux. On assiste en effet à une explosion des dépenses des hôpitaux car le système est absurde et perfide. Si on ne peut réduire un séjour, on va chercher à le rentabiliser en trouvant de nouveaux actes à facturer : celui qui vient pour une appendicite a peut-être un problème de diabète… Dans les faits, on active des dépenses nouvelles. Cette augmentation est aussi liée au mauvais remboursement de la médecine de ville : faute de pouvoir ainsi se faire soigner, les gens se tournent vers les urgences. Si les patients sont des victimes de ce système, le personnel soignant l’est tout autant, subissant une folie manageuriale qui reconnaît comme performant non pas le fait de sauver une vie, mais des indicateurs chiffrables. Le principe est qu’il n’y a jamais pénurie de personnels mais des problèmes d’organisation. On flanque donc les hôpitaux de cabinets de conseils privés qui vont proposer des solutions qui n’ont rien à voir avec l’éthique médicale. Le personnel est diversement touché. Il y a ceux qui se trouvent à l’aise dans cette médecine standardisée, ceux qui résistent et ceux qui se sont résignés.

La Marseillaise. La santé est toujours présentée comme un coût. Ce que vous dénoncez dans votre livre ?

Philippe Batifoulier. La sécu a toujours coûté cher et dès sa naissance. Mais les réformateurs ont su montré que le coût avait une contrepartie : le bien-être des populations et le progrès social. Ce n’est pas parce que l’on a découvert les antibiotiques que la mortalité a reculé mais parce que l’on a permis l’accès de tous à ces antibiotiques. Cela a été compris dans un pays sortant de guerre, exsangue. Paradoxalement, la bifurcation vers la seule logique de coût s’est faite à une période de très grande prospérité, dans les années 1970/1980.

La Marseillaise. Vous dites que les premières victimes de cette logique sont les plus pauvres ?

Philippe Batifoulier. Si la maladie peut toucher tout le monde, les statistiques montrent que plus on est pauvre, plus on est touché. De plus, si la maladie est une épreuve, ce n’est pas la même selon que l’on ait un capital culturel, social etc. Ces inégalités sont encore renforcées par les inégalités d’accès aux soins. Et quand on renvoie les gens vers les assurances privées, l’inégalité se creuse davantage. Non seulement tout le monde ne peut pas se les payer, mais les plus couvrantes ne sont accessibles qu’aux plus riches.

La Marseillaise. Que pensez-vous de la proposition de gouvernement de taxer l’industrie pharmaceutique pour atténuer l’impact financier des médicaments innovants ?

Philippe Batifoulier. C’est une économie ponctuelle qui ne va pas résoudre le déficit de la sécu. Mais cela a au moins le mérite d’aborder le sujet. Car les plus gros gisements d’économie se trouvent en effet dans les médicaments. Aujourd’hui, on soutient les laboratoires en remboursant très bien certains médicaments, dont certains peuvent se révéler nocifs, en échange de « découvertes ». Mais celles-ci ne viennent pas. Une autre piste d’économie importante serait d’arrêter de tout confier au privé, sachant que le public est beaucoup plus économe.

La Marseillaise. Vous préconisez une couverture à 100% ?

Philippe Batifoulier. Notre modèle a été construit sur du 80% de remboursement public et 20% confié aux mutuelles. Mais cette identité mutualiste a aujourd’hui disparu, détruite par la concurrence imposée par l’Europe. D’où ma proposition de 100% de remboursement public. Ce qui ne signifie pas tout rembourser, mais ce que l’on rembourse, on le rembourse à 100%. Il serait d’ailleurs pertinent d’associer les patients à la définition de ce qui doit être remboursé ou pas. Or, la santé est un vrai désert politique. Aucun débat n’est jamais organisé et les gens ne sont jamais consultés. Il faudrait une insurrection des patients !

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 9 octobre 2014)

Alain Badiou. « Réinventer le communisme pour le siècle qui commence »

le 07 octobre 2014

Alain Badiou. « Réinventer le communisme pour le siècle qui commence »

Le philosophe et dramaturge sera à Marseille à partir de demain pour quatre jours de rencontres. Entretien avec l’auteur de « L’Hypothèse communiste ».

Figure marquante dans l’histoire du maoïsme français, Alain Badiou est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie, d’essais politiques mais aussi de pièces de théâtre. Penseur de « l’Idée communiste », il s’est fait connaître d’un large public avec « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » Il sera à Marseille à partir de demain pour quatre jours de rencontres.

La Marseillaise. De quoi Hollande est-il le nom ?

Alain Badiou. Hollande est le nom d’une très ancienne fonction de la « gauche » en France : se spécialiser dans la promesse non tenue. C’est une fonction indispensable dans nos « démocraties », et qui éclaire pourquoi elles ne fonctionnent partout que sur la base de deux grands partis dits « de gouvernement ». Quand l’un rencontre des difficultés dans ce qui est sa fonction principale : assurer un consensus aussi stable que possible autour de l’organisation capitaliste de l’économie et autour de la dictature de la propriété privée, l’autre fait des promesses « sociales », qu’ensuite il déclare ne pas pouvoir tenir, vu la « réalité ».  Dans ma jeunesse, le Parti socialiste a fait campagne pour la paix en Algérie et dès sa venue au pouvoir, il a déchaîné cette guerre. Mitterrand a été élu en 1981 sur un vaste programme de réformes sociales mais dès 1983 il s’est orienté avec vigueur du côté de la libéralisation intégrale du mécanisme financier. Jospin a privatisé autant ou plus de secteurs de l’économie que ne l’avait fait Balladur et a fini par déclarer qu’on « n’allait pas revenir à l’économie administrée », ce qui veut dire qu’on allait vendre à des intérêts privés tout le secteur public animé par l’idée d’un intérêt général. Dans une pièce de Paul Claudel, une héroïne dit : « Je suis la promesse qui ne peut pas être tenue. » C’est la meilleure définition de la « gauche » et de Hollande.

La Marseillaise. Quelle analyse faites-vous de l’influence croissante de l’extrême droite dans le pays ?

Alain Badiou. Quand il devient clair pour presque tout le monde que la « gauche » prend soin des mêmes « réalités », des mêmes intérêts, que la droite, la politique parlementaire dite « démocratique » entre en crise. Alors, les aventuriers d’extrême droite, qui sont la roue de recours du chariot politique de l’oligarchie dominante, entrent en scène. Ils l’ont fait dans les années vingt et trente du dernier siècle, ils le refont aujourd’hui. Ils tentent d’organiser toute une partie de la population, soit désespérée par la destruction des grands sites ouvriers, soit égarée dans la recherche de boucs émissaires, autour de quelques fétiches barbares, comme la « nation », la « race », la haine des « étrangers »… Le point clef de toute cette affaire est que, depuis trente ans, au lieu de faire son devoir théorique, qui est de défendre l’internationalisme le plus intransigeant, de rallier et d’organiser les ouvriers et les pauvres de provenance étrangère autour de l’idée communiste et universaliste, la « gauche » a largement fait le sale travail qui consiste à limiter, ségréger, refouler, humilier cette composante essentielle du peuple d’aujourd’hui que sont les millions de gens venus d’Afrique. Dès les années quatre-vingt, le Premier Ministre Fabius a déclaré que Le Pen « posait de vrais problèmes », notamment le « problème immigré ». La force de l’extrême droite n’est qu’un des aspects de la vilenie et de l’inexistence politique de la « gauche », de l’abandon hostile où elle laisse ceux qui constituent le centre même de l’existence d’un peuple.

La Marseillaise. Vous allez rencontrer à Marseille des salariés qui se sont appropriés ou qui revendiquent la propriété du capital de leur entreprise. Regardez-vous leurs luttes comme des anticipations ?

Alain Badiou. Que des ouvriers revendiquent la propriété du capital productif est la vraie tradition populaire anti-capitaliste, celle qui réclame une organisation de l’économie libérée de l’emprise des intérêts privés, organisation que Marx nommait celle de la « libre association ». Mais de petits succès locaux en la matière, quelques coopératives, quelques moments d’autogestion, ne sont pas à la mesure de ce qu’est aujourd’hui, après l’effondrement des États « socialistes », la victoire mondiale d’une très étroite oligarchie de propriétaires de capitaux. Il faut reprendre tout au commencement, en opposant une idée générale forte, centrée sur l’abolition de la dictature des intérêts privés, à la domination actuelle de l’oligarchie, dont partout dans le monde, qu’ils soient « démocratiques » ou non, les dirigeants politiques ne sont que les marionnettes qui ne changent que pour mieux persévérer dans leur être de « fondés de pouvoir du Capital », comme disait aussi Marx. L’idée forte dont l’affaiblissement public est la source de notre misère politique, s’appelle depuis deux siècles le communisme, et sauf à se résigner au désastre de la privatisation de toutes choses (même de la police, même de l’armée…), la tâche primordiale, dans la pensée comme dans l’action, est de réinventer le communisme pour le siècle qui commence.

La Marseillaise. Vous décrivez l’État comme un outil conçu « pour interdire que l’Idée communiste désigne une possibilité ». Chercher à conquérir le pouvoir d’État vous semble-t-il donc vain ?

Alain Badiou. Déjà Marx, à l’occasion de la Commune de Paris, avait vu que « conquérir le pouvoir d'État » n’était pas la tâche centrale des communistes, dont le but stratégique est précisément de faire peu à peu dépérir la dimension séparée et oppressive de ce pouvoir. Aujourd’hui, dans un pays comme la France, que peut bien vouloir dire « conquérir le pouvoir d'État » ? Cela n’a aucune autre signification que de s’épuiser et de perdre toute rigueur politique dans des élections au bout desquelles les « réalités » vous obligent à faire la même chose que vos adversaires supposés. Il faut refaire le procès de ce que les militants du XIXe siècle avaient très justement appelé le « crétinisme parlementaire ». Pour le moment, j’affirme qu’il faut faire une propagande complète et acharnée pour la non-participation aux élections, quelles qu’elles soient. Je pense même qu’il faut être très rigoureux sur ce mot d’ordre. Au point où nous en sommes, quand tout doit être repris dès le début, les tâches sont de trois ordres : régénérer, transformer et répandre partout, et à échelle immédiatement mondiale, la conviction communiste ; organiser sur cette base les fractions les plus larges possibles des masses populaires ; participer pour ce faire aux affrontements, inventions, rassemblements et réunions qui agitent la situation politique selon les différents lieux, usines, universités, bureaux, magasins, cités, foyers, campagnes, dans une vision des choses qui surplombe la cuisine politique nationale.

La Marseillaise. Face au capitalisme mondialisé, comment pensez-vous la résistance et la transformation révolutionnaire à l’échelle internationale ?

Alain Badiou. Comme je viens de le dire ! Le mot « résistance » ne me séduit du reste pas beaucoup. L’action politique ne peut jamais avoir un point de départ purement négatif, c’est la faiblesse des mots comme « révolte », « rébellion », « résistance », qui sont les mots dominants d’une certaine levée anarchisante, d’une sorte de sympathique romantisme, finalement tout à fait compatible avec le déploiement du capitalisme mondialisé. N’oublions pas que le capitalisme est lui-même, non pas du tout un « ordre » qui assurerait un destin créateur à l’humanité, mais une anarchie, souvent sanglante, l’anarchie de la concurrence des intérêts privés. C’est du côté de l’émancipation que doit se trouver la vision d’un ordre acceptable pour que l’humanité libère en elle toutes les énergies dont elle est capable. C’est pourquoi il faut partir de la positivité de la vision communiste, et non de la négativité du refus de ce qu’il y a. Le processus d’émancipation est une construction, une invention, et la négation, le conflit, ne sont que des étapes imposées par l’adversaire. Nous devons créer une situation où il soit clair que c’est l’oligarchie acculée qui résiste et non pas nous.

Entretien réalisé par Léo Purguette (La Marseillaise, le 7 octobre 2014)

Henri Sterdyniak. « Stratégie brouillonne »

le 03 octobre 2014

Henri Sterdyniak. « Stratégie brouillonne »

Évolution de la dette, choix de budget, vente d’actifs, option politique, attitude vis à-vis de l’Europe, le décryptage d’un « économiste atterré ».

Économiste, Henry Sterdyniak est animateur des Économistes atterrés. Ce collectif créé en 2011, organise la réflexion et l’expression publique des économistes « qui ne se résignent pas à la domination de l’orthodoxie néo-libérale ». Entretien.

La Marseillaise. La dette dépasse 2.000 milliards d’euros. C’est une surprise ?

Henri Sterdyniak. La situation de quasi déflation, la croissance faible, les prix qui n’augmentent pas… creusent le déficit. Et la dette augmente, c’est normal. En France comme ailleurs car le malaise est général. Notre ratio dette/PIB est équivalent à celui de la Grande-Bretagne, inférieur à celui des États-Unis…

La Marseillaise. On annonce déjà une dette équivalent à 100% du PIB en 2017 ?

Henri Sterdyniak. On s’y attend totalement. Pour réduire le déficit, il faudrait une reprise forte de la croissance et de l’inflation. Or, la politique menée par le gouvernement consiste à baisser de 40 milliards d’euros les impôts et cotisations patronales. Naturellement, cela creuse le déficit et cela risque même d’accélérer la déflation pour peu que les entreprises choisissent de baisser leurs prix.

La Marseillaise. L’État a annoncé une cession d’actifs pour 2015. Une solution pour baisser la dette ?

Henri Sterdyniak. Ce n’est rien. Non seulement les sommes sont faibles mais ce qui est important, c’est la dette nette, c’est-à-dire la dette moins les actifs. Lorsque vous vendez des actifs, vous avez certes un peu moins de dette mais vous êtes aussi moins riche. De plus, la France s’endette actuellement à des taux très faibles alors que les actifs que l’on va vendre rapportent jusqu’à 5% par an. On se retrouve donc dans une situation stupide consistant à vendre des actifs rentables.

La Marseillaise. Pour la première fois, le poste de remboursement des intérêts de la dette n’est plus le premier poste budgétaire ?

Henri Sterdyniak. C’est lié à ces taux d’intérêt très faibles, quasi nuls sur un ou deux ans. Nous sommes dans un monde capitaliste où beaucoup d’argent s’échange. La Banque centrale européenne (BCE) veut soutenir l’activité et prête à des taux très faibles aux banques. Or, celles-ci ne trouvent pas à écluser cette argent auprès des entreprises, trop frileuses pour investir actuellement. Elles se tournent donc vers les Etats et leur prêtent à des taux bas.

La Marseillaise. N’est-ce pas une bonne chose ?

Henri Sterdyniak. Oui car cela signifie que les établissements bancaires considèrent que la signature de la France est fiable. Mais, en même temps, cela montre aussi que les marchés considèrent qu’il n’y a pas de risques de voir les taux s’envoler en France car la situation de déflation est profonde. C’est donc aussi un peu… triste.

La Marseillaise. Que pensez-vous des 21 milliards d’euros d’économie annoncés ?

Henri Sterdyniak. Il n’y a pas de miracle. C’est 1% du PIB en moins. Le niveau des prestations familiales va donc baisser, la pression va être mise sur les dépenses maladie, les indices de la fonction publique ne seront pas revalorisés, les dotations aux communes vont baisser, les mettant en difficulté pour investir ou pour financer par exemple la réforme des rythmes scolaires… Toutes ces restrictions vont avoir un effet dépressif de l’ordre de 1% du PIB. On peut juste espérer que cela ne se fasse pas, car il est toujours très difficile de baisser, dans les faits, les dépenses publiques. Il faut donc regarder si ces économies de 21 milliards d’euros ont bien lieu. Ce qui n’enlève d’ailleurs rien à la stratégie du gouvernement. Il a choisi de donner 40 milliards aux entreprises. Les baisses de dépenses publiques sont donc là pour les financer. L’espoir gouvernemental est que les entreprises choisiront de les investir. Pour l’instant, nous n’en avons pas beaucoup de preuves…

La Marseillaise. Cela est lié au traité de stabilité budgétaire signé par la France. N’envisageait-il pas des circonstances exceptionnelles, n’est-ce pas le cas ?

Henri Sterdyniak. Pour vous peut-être, pour le traité non. Nous ne sommes pas dans une croissance fortement négative. Ce traité existe malheureusement, il a été signé, et nous lie, théoriquement, les mains.

La Marseillaise. Hier Michel Sapin lâchait que l’Europe devait prendre ses responsabilités face à la déflation. Dans le même temps, Pierre Moscovici affirmait devant le Parlement : « les règles, rien que les règles ». Que pensez-vous de ce jeu politique ?

Henri Sterdyniak. Ce n’est pas un jeu ! Cette attitude double a toujours été de mise. D’un côté, on affirme que les règles européennes sont stupides, qu’il faut arrêter les politiques d’austérité, investir 300 milliards d’euros d’argent public pour relancer la croissance –confère la campagne présidentielle– et de l’autre, on accepte de signer les traités et de jouer le jeu, de présenter un programme national de réformes et d’envoyer un commissaire, non pour s’opposer, mais pour appliquer. C’est une stratégie brouillonne qui fait surtout apparaître la France comme un pays où on signe mais on n’applique pas. Bref, un pays sans parole.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 3 octobre 2014)

Port-Saint-Louis. Rencontre débat avec Alain Hayot

le 03 octobre 2014

Pierre Dharréville. J. comme Jaurès

le 28 septembre 2014

Pierre Dharréville. J. comme Jaurès

Roman. Cinq ans après la mort du socialiste le plus convaincu, son assassin, Raoul Villain, est jugé et acquitté.

À l'heure où les élus, de droite comme de gauche, s'arrachent Jean Jaurès, les romanciers se donnent le droit, somme toute des plus légitimes, de le placer sur le devant de la scène, ou dans les coulisses du théâtre social et politique, d'où il épie les agissements des hommes au pouvoir et tend l'oreille à leurs discours, qu'il a sans doute le plus grand mal à comprendre, même lorsqu'il s'agit de ceux prononcés par un chef d'État, un peu trop prompt à se réclamer de son héritage. Mais notre grand homme, depuis ce triste jour du 31 juillet 1914, veille de la mobilisation, n'est plus seul. Un fantôme, pistolet en poche, ne quitte pas son ombre. Et ce spectre, qualifié par le regretté Frédéric Pottecher de détraqué et d'infirme mental, c'est Raoul Villain, son assassin, que nous retrouvons, sous les traits d'un certain Hervé, dans le roman de Pierre Dharréville. En l'absence de Monsieur J. – initiale qui nous renvoie au député socialiste de Carmaux et au directeur de L'Humanité. Assassin au procès duquel nous assistons en présence de journalistes dont la vie ne sera plus la même à l'annonce de l'injuste verdict d'acquittement de cet illuminé convaincu que "l'heure était à l'avènement de nouveaux héros disposés à mourir les armes à la main pour reconquérir l'Alsace et la Lorraine que la débâcle de 1870 avait abandonnées à l'empire allemand."

Aussi fallait-il faire taire Monsieur J., l'opposant le plus farouche à la guerre, et être fier d'avoir accompli son devoir. Grâce au récit très documenté de Pierre Dharréville, nous écoutons le réquisitoire de l'avocat général, les plaidoiries de son confrère, chargé de soutenir les droits et les prétentions de son client, les déclarations de ceux appelés à la barre des témoins;  et nous découvrons le corps de l'assassin en 1936 sur une plage d'Ibiza. Nous suivons de même un homme et une femme, dont les rencontres et les engagements nous conduisent jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Un roman riche en épisodes, construit par un écrivain qui a non seulement le goût de l'actualité, mais aussi celui de l'Histoire. Chez le même éditeur, Incorrigiblement communiste (208 pages, 16 euros). Livre dans lequel Henri Malberg répond sans langue de bois aux questions de deux jeunes journalistes, Céline Landreau et Antonin Vabre, rencontrés par hasard à la fin d'une séance de travail. Aucun sujet n'est éludé. Parmi lesquels les résultats électoraux, la lutte des classes, le manque de visibilité actuelle, Mélenchon, la domination du capital, le rôle historique joué par le général de Gaulle, les révolutions, l'écologie, son refus d'opposer l'individu et le collectif, la guerre froide, l'attachement fidèle à sa propre trajectoire et l'avenir du Parti. Très instructif. À lire.

La Marseillaise, le 28 septembre 2014

"En l'absence de Monsieur J.", par Pierre Dharréville, aux éditions de l'Atelier, 228 pages, 15 euros.

UPR. Ecole commune et pédagogie de l'exigence intellectuelle

le 26 septembre 2014

1 – « Tous capables » : un mot d’ordre crédible ou un espoir bienveillant mais toujours déçu ?

Soit à poser la question : le bagage de l’oralité suffit-il à une entrée normale dans l’univers de l’écrit ? Et à interroger ce que la linguistique, l’ethnologie des sociétés sans écriture, la psychologie de l’enfant nous apprennent à cet égard.

Réussir à mobiliser les ressources de l’oralité et s’en prendre réellement aux inégalités scolaires impose d’agir sur deux fronts : l’organisation des parcours des élèves, et la conduite des apprentissages.

2 – De l’école unique à l’école commune

L’école « unique », tout entière organisée depuis Berthoin (1959) autour de la mise en concurrence des élèves, reproduit fidèlement les inégalités de classe année après année. Seule la mise en cause de cette concurrence, dans le cadre d’une école « commune » où l’on apprend sans être classé, pourrait permettre de rompre significativement avec cette logique de la reproduction.

3 – De la pédagogie du détour à la pédagogie de l’exigence

Le principe du détour pédagogique est au cœur de la modernisation des années 1970/1980, et du passage du « transmettre » à l’« apprendre ». Les dispositifs pédagogiques qui sont alors mis en place sont censés habituer les élèves à apprendre par eux-mêmes et favoriser la réussite des élèves d’origine populaire en contournant ou en différant l’affrontement à la difficulté intellectuelle.

Face aux limites d’une orientation pédagogique qui, contrairement aux intentions de ses promoteurs, ne parvient pas à réduire les écarts, une autre voie peut être explorée, celle d’un enseignement exigeant et ambitieux dans les quartiers populaires

L’exemple de la lecture. Qu’est-ce qu’un enseignement exigeant de la lecture au CP ?

Philippe Menut. « J'ai compris la lessiveuse à fric qu'est la dette »

le 22 septembre 2014

Philippe Menut. « J'ai compris la lessiveuse à fric qu'est la dette »

Ancien journaliste de France 3, il a réalisé « La tourmente grecque ». Un témoignage accablant sur les conséquences pour les Grecs de la crise et une analyse de ses origines.

Ancien journaliste à France 3 Languedoc-Roussillon, Philippe Menut vient de réaliser un film documentaire de 52 minutes qui a été présenté en avant-première à Montpellier mercredi. La tourmente grecque est un gros plan humain mais aussi une enquête économique pointue sur ce pays où depuis le début de la crise de la dette en 2010, la mortalité infantile a augmenté de 43%, les avortements de 30% et l'espérance de vie a diminué de trois ans. Pourquoi la dette ? où sont passés les 245 milliards du plan dit de sauvetage  européen ? à qui profite la crise ? pourquoi l'Allemagne ne paie-t-elle pas à la Grèce les 162 milliards d'euros qu'elle lui doit depuis  1944 ? Telles sont quelques-unes des questions que pose ce film.

La Marseillaise. Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Grèce ?

Philippe Menut. Autant la réalité de ce que vivaient les Grecs que les causes de ce qu'ils vivent. Au départ, j'ai été choqué du traitement médiatique qui en était fait, surtout en Allemagne d'ailleurs où les Grecs étaient montrés comme des paresseux, des corrompus. Énormément de rumeurs ont circulé. C'est dans cet état d'esprit que j'ai voulu donner la parole aux Grecs. Ensuite j'ai été confronté à la réalité politique et économique… et ce n'était plus le même film. Je n'ai pas fait un film pour expliquer ce que je savais. J'ai compris en tournant le film.

La Marseillaise. Quand êtes-vous allé en  Grèce ?

Philippe Menut. J'y suis allé trois fois en 2013, deux fois pour tourner.

La Marseillaise. Avec quels moyens ?

Philippe Menut. Avec ma prime de départ volontaire à France 3 et pour moitié avec un financement participatif. Au total 6.000 euros. Un si petit budget pour un film comme ça, c’est un record, mais j'ai eu beaucoup d'aide de bénévoles : des monteurs, des preneurs de son. Quelquefois même des gens de Paris m'ont aidé par téléphone. Mais j'ai quand même tout porté de A à Z car je n'avais pas les moyens de prendre un monteur en permanence. En outre, beaucoup de Grecs de Montpellier et de la région ont participé à la traduction des témoignages. Enfin il a fallu quelqu'un d'extrêmement compétent pour finaliser cette traduction afin qu'il n'y ait pas une seule erreur. C’est une traductrice professionnelle qui a travaillé bénévolement. Beaucoup de Grecs ont été mobilisés par ce film et certains m’ont même dit qu’il leur avait appris des choses sur les causes financières.

La Marseillaise. Le film se penche en effet sur l’origine de la crise, le rôle de l’Église et des armateurs qui ne paient pas d’impôt contrairement aux citoyens…

Philippe Menut. L’Église grecque, c’est l’Église française sans 1789. C’est le premier propriétaire terrien, les armateurs ont des privilèges qui datent de dizaines d’années. Mais tout cela n’explique pas la crise. Ce que j’ai voulu soulever c’est que la Troïka(*) ne voit aucun inconvénient à ce que l’Église et les armateurs se gavent et ne paient pas d’impôt. Ce n’est pas la même chose pour les salariés. On a commencé par attaquer les fonctionnaires et les services publics puis le privé.

La Marseillaise. Est-ce qu’en général les Grecs sont conscients de ce qui les a enfoncés dans la crise ?

Philippe Menut. Non pas plus que les Français. La crise grecque est de même nature que la crise française même si elle est plus forte. On parle de la crise comme si elle était arrivée sans qu’on sache comment alors qu’elle a été décidée. En Grèce comme en France, pendant la crise, certains s’enrichissent et d’autres s’appauvrissent. Les Grecs voient bien que pas un euro des aides ne leur arrive, mais ils ne savent pas trop où va l’argent. Ils regardent la télé, lisent la grande presse où l’on n’explique jamais rien. C’est comme en France, y compris dans des journaux réputés de gauche. On y parle de réforme structurelle, ce qui veut dire austérité. On nous dit qu’il faut restaurer la confiance. La confiance en  qui ? dans le peuple ? Non, dans les marchés financiers. Tourner ce film m’a appris un nombre incroyable de choses sur la Grèce mais aussi sur la France, les banques, les rapports public/privé. Je me suis aperçu quelle lessiveuse à fric était la dette.

La Marseillaise. Justement les 245 milliards du plan de sauvetage, où sont-ils ?

Philippe Menut. Le fric part aux créanciers de la Grèce. La Banque centrale européenne envoie de l’argent au gouvernement grec qui les aiguille vers les banques d’affaires qui ont prêté à la Grèce à des taux faramineux d’environ 20%.

La Marseillaise. Ce qui fait que la situation des Grecs quatre ans après ne s’est pas améliorée…

Philippe Menut. Elle est aggravée en permanence. La dette a augmenté de 50%. C’est comme si le gouvernement grec avait pris un crédit revolving. Il ne rembourse que les intérêts.

La Marseillaise. La coalition de gauche Syrisa est arrivée en tête aux Européennes, c’est un espoir ?

Philippe Menut. Le problème c’est que Syrisa ne pourra pas monter aux prochaines législatives (qui sont reportées en permanence par l’alliance gouvernementale) à plus de 35 voire 40%. Se pose donc le problème des alliances mais qui dit alliance dit compromis et Syrisa a face à lui une droite -alliée aux socialistes- pour laquelle la crise est du pain béni -les patrons paient les salariés avec un lance-pierres puis les jettent comme ils veulent- mais il a aussi contre lui l’Europe et la Troïka. Sans parler de l’Allemagne dont le moindre Député de droite donne des consignes à la Grèce.

La Marseillaise. Allemagne qui ne paie pas ses dettes qui datent des Nazis et qui représentent la moitié de la dette grecque…

Philippe Menut. J’ai enquêté sur le sujet. J’ai rencontré un Député de Syrisa qui justement se bat pour que l’Allemagne paie sa dette. J’ai aussi interviewé un prof de droit international qui mène le combat au niveau juridique.

La Marseillaise. Quel avenir pour les Grecs ?

Philippe Menut. A mon avis, il n’y a pas d’espoir sans un changement en Europe. Les Grecs sur lesquels s’est abattue une sorte de chape se sont beaucoup battus jusqu’en 2012. Certains continuent, par exemple en ce moment les femmes de ménage du ministère des Finances. Mais ils ont l’impression que leur mobilisation ne débouche pas. Ils ont l’impression qu’ils font face à un adversaire trop puissant, le tandem franco-allemand qui a perverti la belle idée de l’Europe.

La Marseillaise. Où peut-on voir « La Tourmente grecque » ?

Philippe Menut. J’ai des contacts avec des chaînes de télévision. Je ne les ai pas contactées avant de le faire pour garder toute ma liberté. Je n’ai donc pas de contrat. Mais le film va faire un tour de France probablement dans des circuits comme Utopia, En tout cas, dans des salles de projection avec débat. Il va également être traduit en grec et en espagnol. Je l’ai présenté à la fête de l’Huma et un syndicaliste espagnol m’a proposé de se charger de la traduction. Puis dans quelques mois, on le mettra en ligne.

Entretien réalisé par Annie Menras (La Marseillaise, le 22 septembre 2014)

(*) Banque centrale européenne, Commission européenne, FMI (Fonds mondial international)