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Joël Gombin. « La mythologie du Front républicain »

le 02 décembre 2015

Joël Gombin. « La mythologie du Front républicain »

A chaque scrutin, il soulève la polémique. Brandi comme une arme pour faire barrage à l'extrême droite, le Front républicain ne serait en vérité qu'un mythe comme l'analyse Joël Gombin, chercheur en science politique et chercheur associé au CHERPA, le centre de recherche de l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence.

La Marseillaise. Où le Front républicain trouve-t-il son origine ?

Joël Gombin. C’est tout le paradoxe de cette expression même de Front républicain qui est à mon sens largement mythologique puisqu'elle fait référence à un passé qui n’a jamais existé. L'expression apparaît pour la première fois lors des élections législatives de 1956 sous la IVe République. Elle est créée par le journaliste Jean-Jacques Servan-Schreiber pour caractériser l’alliance de circonstance entre les socialistes de la SFIO, les radicaux notamment autour de Pierre Mendès-France, les amis de François Mitterrand et une partie des éléments radicaux de droite modérée. L'objectif de cette alliance est de sauver la IVe République, menacée à sa gauche par les communistes et à sa droite par les gaullistes et les poujadistes dans un contexte de guerre d'Algérie. Mais on voit bien que ce rassemblement se limite à un camp, celui de la gauche non-communiste et du centre. Il ne s'agit pas du tout d'un rassemblement de toutes les forces politiques contre une autre force politique. En fait cette tradition s’inscrit dans celle ouverte sous la IIIe République des alliances dites de concentration républicaine qui visaient à faire prévaloir le camp républicain mais dans une époque où il existait. Et on parle bien d’un positionnement spécifique. A partir de la fin des années 1980 lorsque la gauche est au pouvoir et dans des situations où le FN est en capacité de l’emporter, certains éléments du PS vont appeler à une forme d’entente explicite ou tacite des forces politiques de gauche et de droite pour faire barrage à l'extrême droite. Et certains vont utiliser à cette occasion le terme de Front républicain. Mais le terme sera rarement utilisé jusqu’au 21 avril 2002 et l’appel de l'ensemble des forces politiques à l’exception de Lutte ouvrière à voter pour Jacques Chirac au second tour de l'élection présidentielle contre Jean-Marie Le Pen. Cette référence du 21 avril va être centrale dans la mythologie du Front républicain.

La Marseillaise. Il n'existe donc pas de tradition du Front républicain en France…

Joël Gombin. Absolument pas. On ne connaît pas en France de tradition d'union de l’ensemble des forces politiques contre des forces politiques d’extrême droite. Dans toute la IIIe République en particulier, voire la IVe, on est face à des traditions à géométrie variable d’union de la gauche contre des périls réactionnaires. C'est le cas du Front populaire où il s’agit d’unir toutes les gauches face au péril fasciste.

La Marseillaise. Alors pour quelles raisons cette notion émerge-t-elle à chaque scrutin ?

Joël Gombin. Sur la période récente, le Front national est devenu un acteur important. Tout d'abord, on est face à une situation assez nouvelle dans l’histoire politique de la Ve République. Il y a un régime marqué par une forte bipolarisation favorisée notamment par des modes de scrutin. Cet usage du Front républicain est à mon avis assez indissociable des institutions de la Ve République. Comme il l'est également d’un discours sur l’extrême droite qui est un discours, je dirais de « type moral » développé par le PS en particulier mais pas seulement, à partir du milieu des années 1980. Un discours qui fait du FN, non pas un adversaire politique comme il y en a d’autres, mais une espèce d'être complètement à part qui menacerait l’existence des institutions républicaines. Et donc ce caractère particulier justifierait de sortir des logiques habituelles pour pouvoir le battre y compris en s’affranchissant d’une règle qui est pourtant centrale dans les négociations et les accords politiques qui est celle de la réciprocité : « Si tu te retires pour moi, je me retire pour toi. » Or précisément, toute l’ambiguïté de cette notion de Front républicain vient du fait qu'elle est essentiellement mobilisée à gauche et par référence à une droite qui en général n’en veut pas. De sorte que cela tend à devenir une sorte de Front républicain unilatéral où la gauche se retire au profit de la droite sans que l’inverse ne soit systématique ou sans qu’il y ait des promesses de réciprocité. Mais évidemment pour constituer un front, il faut au moins être deux. C'est tout le paradoxe de cette notion. On prétend faire des fronts alors que l'on est dans des stratégies unilatérales. Cela explique également pourquoi cette notion est plutôt soumise à des appréciations d’opportunités. Ne faisant pas l’objet d'accords de réciprocité, chacun va en juger l'utilité à l'aune de ses propres intérêts qui peuvent être variables au sein d’une même formation. C’est ce qui rend compte aussi de l’impression de cacophonie.

La Marseillaise. L’ambiguïté ne vient-elle pas également de l'utilisation du terme républicain ?

Joël Gombin. Bien sûr dans la mesure où ce référent de républicain est aujourd'hui devenu extrêmement flou alors même qu'il a été repris par rapport à une époque où le terme avait une signification très précise. Sous la IIIe République, il y a un camp républicain, le camp de la gauche globalement, et un camp anti-républicain qui est celui de la droite. Et donc quand on fait référence à des stratégies de concentration républicaine, il s’agit bien de stratégie interne à l'un des camps en présence. Or aujourd’hui personne ne se réclame d’être contre la République. La référence républicaine est devenue tellement utilisée, depuis l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite en passant par les héritiers de l'UMP qui ont adopté ce nom pour leur parti, qu'on voit mal quel pourrait être le contenu politique d’un Front républicain, si ce n’est la volonté d’exclure de la représentation politique l'un des partis. C'est tout l'enjeu de pouvoir énoncer clairement les valeurs, les principes et les positions politiques qui justifieraient de mettre en place des stratégies visant à interdire l'accès à la représentation politique au FN.

La Marseillaise. Que révèle ce débat de la classe politique française ?

Joël Gombin. Un grand flou au plan idéologique. On a parfois l’impression que plus on utilise le terme de République, et moins on éclaire sur ce que l'on met derrière. Cela traduit également une inadéquation profonde des institutions faites pour un jeu à deux acteurs. Dès lors que le Président de la République est élu au suffrage universel et qu'au second tour, il ne peut y avoir que deux candidats et dès lors que la plupart des élections se font au scrutin majoritaire uninominal, tout est fait pour qu'il y ait deux blocs politiques. Or aujourd’hui au sein de l’électorat, on est bien face à trois blocs. Et donc cette phase qui, de mon point de vue ne peut être que transitoire, crée une grande confusion politique et conduit les acteurs à tenter de trouver des stratégies permettant à leur camp de survivre alors même que le problème est fondamentalement structurel plutôt que tactique.

La Marseillaise. Quel est le risque d'une telle situation ?

Joël Gombin. Je pense qu’il est double. Il y a d’abord celui que je qualifierais de verbiage politique. Une partie de l’électorat peut avoir le sentiment que les partis se nourrissent de mots sans que l'on puisse en saisir le contenu. C'est le cas du terme républicain de plus en plus galvaudé. Le deuxième danger est d'accréditer l'idée répandue par Marine Le Pen selon laquelle les partis seraient dans des stratégies de sauver collectivement leur peau face à un challenger qui serait le FN. Et pour cela, ils seraient prêts à utiliser des tactiques immorales ou inéquitables. C’est d'ailleurs ce qui s’est passé sous la IVe République avec la loi des apparentements qui visait avant 1951 à favoriser les partis qui appartenaient à la coalition gouvernante. Mais on voit bien que sur le long terme, cela n'a pas permis de sauver la République, bien au contraire.

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 2 décembre 2015)

Palestine. De « l’apartheid » initié par les sionistes

le 30 novembre 2015

Palestine. De « l’apartheid » initié par les sionistes

Pierre Stambul, de l’union juive française pour la paix, appelle « à une mobilisation internationale ».

« Les palestiniens deviennent les indiens du Proche-Orient ». La formule choc employée par Pierre Stambul, de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP), résume la politique « d’apartheid » menée par les sionistes israéliens en Palestine.

Le militant juif revient dans son dernier ouvrage Le sionisme en question présenté vendredi dernier à la Boutique de l’association Hic et Hoc, à La Ciotat, sur la genèse de ce mouvement.

A ceux qui s’étonnent de la récente déclaration de Benjamin Nétanyahou -qui fait porter la responsabilité de la Shoah au grand mufti de Jérusalem tout en exonérant Hitler de ce crime contre l’humanité- Pierre Stambul indique que « le sionisme n’a jamais combattu l’antisémitisme mais s’en sert de carburant » pour concrétiser sa « théorie de la séparation ». Et « il est terriblement injuste que le génocide des juifs puisse être exploité contre les Palestiniens ».

D’autant que sur le terrain, la situation a encore empiré : « expulsions massives, colonisations à outrance, politique de ségrégation… Et dans la bande de Gaza, qui est une véritable prison à ciel ouvert, c’est catastrophique : quelques heures d’électricité par jour, des nappes phréatiques polluées, le manque d’eau potable… » décrit-il.

Alors forcement, la troisième intifada, dite « des couteaux » qui se déroule actuellement -et passe au second plan- tient d’une « grande désespérance ». Pierre Stambul, pacifiste, ne cautionne aucune violence, mais en analyse les causes : « Il n’y aura pas de paix en Palestine avec le sionisme ». Et de donner cet exemple : « il a fallu la fin de l’Apartheid pour que blancs et noirs vivent ensemble en Afrique du Sud. Les crimes commis au nom du sionisme doivent être dénoncés et sanctionnés ». Et de constater que la campagne BDS (boycott, désinvestissement, sanctions) contre le régime israélien, s’amplifie à travers le monde. Un espoir, car « l’intervention directe des citoyens est décisive pour contraindre Israel à se conformer au droit international ».

La Marseillaise, le 30 novembre 2015

Maxime Combes. « Discuter en public la petite histoire des gouvernants »

le 26 novembre 2015

Maxime Combes. « Discuter en public la petite histoire des gouvernants »

Pour cet économiste militant, le combat pour le climat ressemble à la lutte qui a permis hier d’aboutir à la sécurité sociale.

Économiste et spécialiste de la question climatique, Maxime Combes est membre d’Attac. À la veille de la COP 21, l’association militante vient de mettre en ligne une note de décryptage du texte en cours de négociations. Entretien avec celui qui vient également de publier Sortons de l’âge des fossiles et qui a participé à l’ouvrage collectif Crime climatique stop.

La Marseillaise. N’est-il pas difficile d’utiliser le terme de crime climatique après les attentats ?

Maxime Combes. J’ai continué à utilisé ce terme dès la semaine derrière. Certes en expliquant encore plus, mais cela reste complètement approprié au regard de la situation parce que les études, les rapports s’amoncellent sur les bureaux des chefs d’État et des négociateurs mais rien ne change. C’est donc en toute connaissance de cause que l’on prépare une COP qui va aboutir à 3°C de réchauffement climatique. En toute connaissance de cause car l’ONU a montré que l’on recense déjà plusieurs centaines de milliers de morts à cause du réchauffement climatique, car la Banque Mondiale a estimé à plusieurs dizaines de millions le nombre de personnes qui va basculer dans l’extrême pauvreté à cause du réchauffement climatique.

La Marseillaise. Comment prenez-vous l’interdiction de manifester ?

Maxime Combes. La décision s’annuler a été arbitraire et politique. Nous n’avons jamais nié ni les attentats, ni la situation particulière. Nous avons proposé des alternatives, pour réduire le parcours, le modifier… Nous avions même envisagé de nous rassembler dans un stade afin que la sécurité puisse être assurée de manière conséquente. Mais on n’a même pas pu en discuter. Des matches ont lieu au parc des Princes, ont lieu dans toute la France, et nous, nous n’avons même pas pu en discuter. Le gouvernement instrumentalise les attentats et leurs conséquences pour empêcher l’expression d’une voix critique car il veut une COP réussie pour construire une stature de chef d’État à François Hollande.

La Marseillaise. Quel était l’objectif : faire pression ou empêcher une communication mensongère ?

Maxime Combes. Tout le monde a conscience que les possibilités de modifications substantielles sont réduites à zéro. Depuis le début nous affirmons que la lutte contre le réchauffement climatique nécessite une grande mobilisation des citoyens sur la base de propositions de nature à changer la situation. C’est le point saillant de notre intervention : prendre la parole à la fin pour challenger les conclusions, discuter en public la petite histoire que vont nous servir les gouvernants.

La Marseillaise. Personne ne semble plus contester le réchauffement climatique Pourquoi rien ne bouge ?

Maxime Combes. Les lignes de clivage ont effectivement évolué et il y a aujourd’hui une troisième voie : on climatise le discours mais on ne fait rien. Or, la lutte contre le réchauffement climatique nécessite de changer le mode de production, de consommation, de vie : une réponse globale. Pour y parvenir il faut déverrouiller les blocages, éviter les pièges du marché ou d’une confiance aveugle dans la technologie, il faut construire un rapport de force. Ce que nous cherchons à faire ressemble un peu à ce que l’on a pu faire lorsque l’on a créé la sécurité sociale. Quand les forces dominantes se sont accaparées les forces de travail, des risques sont apparus. Pendant un siècle il y a eu des tentatives, des mobilisations, la construction d’un rapport de force qui a un jour permis d’imposer à tous que la reconstruction passait par la mise en place de cette sécurité sociale. Il faut imposer la solution à ceux qui refusent car ils tirent profit et pouvoir de la situation.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 26 novembre 2015)

Des chaînes humaines pour remplacer les manifestations

« Plus de 340 organisations françaises et internationales » seront présentes, avec « une centaine de stands » présentant des initiatives, « plus de 300 conférences et débats, une soixantaine de projections de films » : la Ministre de l’Écologie Ségolène Royal enchaîne les chiffres attestant, selon elle, que la COP21 ait « reconnu un rôle important à la société civile » en leur ouvrant des espaces sur le site. La messe est cependant loin d’être dite. Cette société civile est depuis le sommet de la terre de 1992 partie prenante de ces négociations climat. Mais depuis 2009 et l’échec de Copenhague, elle doute de plus en plus de l’efficacité de cette participation. Une déception confirmée par la Conférence de Varsovie en 2013 où la société civile a carrément claqué la porte de la COP et qui a donné lieu à la Coalition climat 21, créée en 2014 par le Réseau Action Climat, le Centre de recherche et d’Information pour le développement (CRID) et Attac.

Cette Coalition climat est l’organisatrice des marches prévues en amont et en aval de la COP afin d’exercer une pression citoyenne. Des marches interdites par le gouvernement suite aux attentats du 13 novembre.

Sommet citoyen maintenu

Dans l’urgence, la Coalition vient de programmer de nouveaux rendez-vous pour dimanche, la veille de l’ouverture de la COP à Paris. Certaines associations ont mis en place une marche où comment envoyer sa photo et ses coordonnées à des manifestants qui, eux, auront le droit de marcher puisque cette journée est mondiale et donc marcheront pour d’autres. Avaaz organise un amoncellement de chaussures sur la place de la République symbolisant les pas des personnes qui auraient du participer à la manifestation. Alternatiba et Attac appelle à une chaîne humaine, de 12h à 13h, sur les trottoirs entre la place de la République et Nation sur le boulevard Voltaire pour exhiber les visuels et messages prévus initialement prévus pour le défilé. Quelques exemples parmi d’autres qui n’ont d’ailleurs pas forcément lieu à Paris. A Marseille, où la manifestation est également interdite, les citoyens sont appelés à se retrouver dimanche à 13h place Bargemon, habillés de vert et portant un visuel avec un thermomètre (téléchargeable sur le site alternatiba) pour nouer une grande chaîne humaine. A noter enfin que le sommet citoyen pour le climat prévu à Montreuil les 5 et 6 décembre est maintenu, tout comme la Zone d’Action pour le Climat organisée du 7 au 11 novembre où interviendra notamment Naomi Klein, auteure du fameux « Tout peut changer ».

Angélique Schaller (La Marseillaise, le 26 novembre 2015)

Olivier Cousin. « Le taylorisme n'est pas mort »

le 26 novembre 2015

Olivier Cousin. « Le taylorisme n'est pas mort »

« Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance ». Cette enquête menée dans le quotidien de l'entreprise par un collectif de sociologues est présentée ce soir à la Faculté d'Économie et de Gestion à Marseille par l'un des co-auteurs, le sociologue Olivier Cousin.

La Marseillaise. Vous avez réalisé près de 200 entretiens de salariés dans diverses entreprises pour cette étude à travers laquelle vous abordez la question du travail sous l'angle de la reconnaissance. Ce besoin est-il nouveau ?

Olivier Cousin. Depuis que le salariat s’est imposé comme étant un point très fort dans le travail, soit depuis le début du 20e siècle, il y a toujours eu une exigence de reconnaissance. Et d’ailleurs, un des points des conflits du travail est le salaire. Le salaire est à la fois une exigence en terme de niveau de vie : avoir un salaire décent pour vivre décemment. Mais c’est aussi avoir un salaire qui corresponde à ma contribution au travail et à la richesse produite. Ce besoin s’exprime désormais différemment. On observe des demandes de reconnaissance qui touchent aux identités. Ce sont les salariés qui disent : je souffre lorsque j’ai le sentiment d’être invisible. Et inversement, je me sens reconnu lorsque je sais que le supérieur hiérarchique me fait comprendre que je compte dans l’entreprise.

La Marseillaise. En 2015, qu’attendent les salariés de leur travail ?

Olivier Cousin. Il y a incontestablement encore une fois des aspects du côté d’une rémunération, d’une reconnaissance de leur qualification et de leurs compétences. C’est-à-dire que je sois employé pour ce que je sais faire et ce que j’ai appris. Les salariés attendent un travail qui ait du sens, dans lequel ils savent qu'ils peuvent donner leur avis, contribuer à son organisation et éventuellement à son amélioration. Qu’ils ne soient pas uniquement des pions. De manière générale, l'attente est très forte. C’est d’ailleurs une caractéristique de toutes les enquêtes européennes concernant la France. Les gens sont attachés à leur travail et au travail. Ils le rêvent intelligent et épanouissant. En revanche, ils déplorent le fait que, souvent, celui-ci ne soit pas à la hauteur des espérances ou des annonces faites. Les entreprises ne tiennent pas suffisamment compte de l’opinion des employés, de ce qu’ils savent faire et de ce qu’ils sont en mesure d'apporter. Ce qui insatisfait les salariés, c’est cette distance des relations sociales. Tout ce qui relève de l’ordre du mépris, de l’incompréhension dans les modalités de rétribution, dans des systèmes qui apparaissent comme opaques, relevant de l’ordre du copinage.

La Marseillaise. Quel est le sens du travail dans un monde où on ne parle que de parts de marché et de concurrence ?

Olivier Cousin. Tout d’abord, il possible d’en donner plusieurs. Cela peut être le fait de contribuer à cette compétitivité. Par mon travail, j’aide mon entreprise à se maintenir voire à résister. C’est également : qu’est-ce que le travail m’apporte en tant qu’individu. Dans quelles mesures je peux m’exprimer, exprimer les valeurs que je porte. Ou encore le sens du collectif. Je peux être fier de mon travail parce que je sais qu’il sert. Je prends un exemple très simple. Dans un contexte dramatique, le personnel hospitalier est venu en aide spontanément aux victimes des attentats.

La Marseillaise. Le travail a souvent été l’espérance d’une transformation sociale. Est-ce encore le cas ?

Olivier Cousin. Oui même si cela est plus aléatoire et certainement plus fragile. On a le sentiment qu'en France les choses se détériorent. Ce qui est vrai mais regardons dans d'autres pays. C'est aussi par le développement du travail que les pays s’enrichissent et donc que la scolarisation, le niveau et l'espérance de vie s’améliorent. Deuxième élément, je crois encore qu'en Europe subsiste l'idée que ce travail crée de la richesse et que celle-ci peut être redistribuée. Le problème est que cette redistribution qui n'est pas toujours suffisante ne parvient plus à enrichir un pays que ce soit dans l'investissement, dans la santé ou la culture. Mais je reste fondamentalement attaché à cette idée.

La Marseillaise. En quoi le travail a-t-il changé ?

Olivier Cousin. Il y a d'abord eu des évolutions techniques et technologiques considérables. Tout un pan qui a pu être extrêmement difficile, qui obligeait par exemple à porter des charges très lourdes a disparu. En revanche, d’autres travaux pénibles sont apparus. On le constate avec l'émergence des troubles musculo-squelettiques (TMS). Et puis le travail, dans beaucoup de secteurs y compris manuels, mobilise davantage de compétences cognitives. On est également beaucoup plus dans des mobilisations de compétences relationnelles. Ce sont des éléments parmi bien d’autres de transformation du travail. Certains sont plutôt favorables. D'autres non puisque dans certains cas, le travail peut s’appauvrir considérablement, être extrême- ment découpé. Le taylorisme n'est pas mort.

La Marseillaise. Les entreprises se sont-elles adaptées et peuvent-elles répondre aux nouveaux besoins des salariés ?

Olivier Cousin. Oui par définition puisque ce sont elles qui génèrent ces nouvelles formes de travail. Sont-elles pour autant en capacité d’accompagner ces transformations et de tenir compte des utopies qu’elles ont générées ? Ce n’est pas sûr. Les travaux réalisés montrent des insatisfactions très fortes qui peuvent être paradoxales. Le travail s'est peut-être « adouci » mais en même temps il parvient difficilement à tenir ses promesses. Et puis aussi parce la crainte de perdre son travail est au cœur de la relation au travail. Cette arme à double tranchant pèse sur les salariés.

La Marseillaise. Et dans ce contexte, quelle place occupent les syndicats ?

Olivier Cousin. Si je me réfère à l’enquête, il est troublant de voir à quel point les salariés que nous avons rencontrés, y compris dans les secteurs à très forte tradition syndicale, évoquent peu ou plus les syndicats. Ces derniers ne sont pas perçus comme étant en quelque sorte une ressource sur laquelle je peux m'appuyer lorsque je suis dans une situation d'insatisfaction, de non-reconnaissance de mon travail. Les syndicats ne sont pas nécessairement rejetés mais c'est peut-être pire, ils sont plutôt ignorés.

La Marseillaise. Quelles relations les salariés expriment- ils envers leur hiérarchie ?

Olivier Cousin. Il y a deux aspects. Le premier est que la figure un peu caricaturale mais qui avait une existence réelle, du contremaître assimilée à l’adjudant a sensiblement disparu. Aujourd'hui, on est face au manager de proximité avec qui on peut échanger. Et pourtant, et c'est là le deuxième aspect, demeure ce sentiment d’une distance qui s’accroît. Cette instabilité des encadrants qui sont là pour construire leur carrière et qui sont amenés à bouger, perturbe les relations. Si la question de l'évaluation est douloureuse, c'est en partie lié au fait que celui qui évalue ne connaît pas nécessairement mon travail. De plus, il n'est pas celui qui m'a accompagné. Le rap- port est moins de l'ordre de la confrontation un peu brutale tel qu'il a pu exister dans l’industrie autour en quelque sorte d’un rapport de classes. Il s'agit d'une espèce de distanciation due à des logiques managériales.

La Marseillaise. Selon vous, le travail est-il une réelle préoccupation des politiques ?

Olivier Cousin. La question du travail est tellement noyautée d’une certaine manière par celle du chômage. On ne peut que constater que, depuis une quarantaine d'années, on est installé dans un chômage de masse dans lequel on a l'impression que tout ce qui est mis en œuvre n'a que très peu ou pas d'effets. Je ne suis pas certain qu’aujourd’hui encore le politique soit au cœur des questions du travail.

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 26 novembre 2015)
  • Olivier Cousin est sociologue, professeur des universités à Bordeaux II et chercheur associé au Centre d'Analyse et d'Intervention Sociologiques.
  • Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance. Maëlezig Bigi, Olivier Cousin, Dominique Méda, Laetitia Sibaud, Michel Wieviorka. / R.Laffont. 2015.
  • Conférence-débat ce soir de 17h30 à 19h, site Colbert, 14 rue Puvis de Chavannes. Marseille (1er). Entrée libre. En partenariat avec l'Institut Supérieur de Management des Organisations de la Faculté d'Économie Gestion, le LEST (Laboratoire d'Économie et de Sociologie du Travail) et l'antenne régionale de l'APSE, (Association des Professionnels en Sociologie de l'Entreprise). http://feg.univ-amu.fr.

Éric Vernier. « Dresser une liste noire »

le 24 novembre 2015

Éric Vernier. « Dresser une liste noire »

Le professeur et chercheur, spécialiste du financement du terrorisme, plaide pour une réorganisation complète du système bancaire international. Et condamne l’inertie politique.

Éric Vernier est professeur à Sciences-po La Rochelle, directeur de l’IRSI (Institut de la responsabilité sociétale par l’inno- vation) et chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste des questions de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme.

La Marseillaise. Le Ministre des finances Michel Sapin s’attaque donc depuis hier au problème du financement du terrorisme. Votre sentiment ?

Éric Vernier. Nous sommes en train d’enfoncer des portes ouvertes. Il rappelle aux banques d’être attentives au financement du terrorisme… je pense que c’est la moindre des choses. On est surtout dans le déclaratif. Je ne pense pas que ce soit le plus important dans l’histoire. Finale- ment, il met en avant des choses qui existent et il rappelle des évidences. Il serait plus urgent d’aller vers une coopération internationale entre les banques. Mais réelle. Je veux dire qu’il s’agit surtout de coopération internationale entre pays. Les banques sont elles-mêmes internationales. Au sein d’un même établissement, on pourrait être plus homogène. Une agence d’une banque en France ne se comporte pas forcément de la même manière qu’une agence de banque dans un paradis fiscal, même s’il s’agit de la même banque. On l’oublie un petit peu. On parle toujours des banques suisses, des banques aux Îles Caïman etc. mais en réalité ce sont les mêmes banques partout ! C’est la BNP, c’est City Group, c’est Barclay’s… Je pense donc que si les banques se comportaient réellement proprement partout dans le monde, ça irait déjà mieux. Il faut ensuite que tous les États –quand je dis tous c’est vraiment tous- se mettent enfin d’accord, ce qui sous-entend la fin des paradis fiscaux et bancaires.

La Marseillaise. Sur cette question, la volonté politique est trop faible ?

Éric Vernier. Pas seulement. D’abord parce que l’organisation bancaire est puissante. Ensuite, parce qu’il y a certains pays sur lesquels on ne peut pas « taper » comme ça : la Chine, Hong-Kong ou Macao par exemple. Ce sont des pays à part. Hong-Kong est un centre offshore extrêmement important, mais on hésite à taper sur les Chinois. On va même plutôt dans leur sens lorsqu’ils nous demandent de considérer Hong-Kong comme un territoire « hors-liste » : on ne sait pas s’il est « propre » ou « pas propre » puisqu’on n’a pas à l’évaluer. Ici, c’est bien la pression des Chinois qui l’emporte. Et puis chaque pays a ses propres banques qui ont des intérêts dans des paradis fiscaux. Par conséquent, on n’a pas trop envie non plus de mettre à mal ses propres banques. Pour nous Français, je pense à la BNP qui annonce à nouveau qu’elle retire toutes ses filiales des paradis fiscaux. Mais elle nous l’a déjà dit à plusieurs reprises. L’État français et les organisations internationales font disparaître certains pays des listes des paradis fiscaux. Bercy, par exemple, en janvier 2014, a fait disparaître de ces listes Jersey et les Bermudes. Ça nous a un peu surpris, mais en tout cas cela permet à la BNP de rester à Jersey et dans les Bermudes ! On voit bien qu’il y a pas mal d’hypocrisie. Aujourd’hui on a effectivement envie de lutter contre le terrorisme, mais de là à mettre à mal un système bancaire et financier qui pour le moment fonctionne très bien comme ça… j’attends de voir. On se dit que pour 30.000 gars (Daesh, ndlr) que l’on va essayer d’éradiquer, on ne va peut-être pas pousser jusqu’à changer tout le système. Alors que je crois que la solution d’urgence, de manière très sincère, objective et honnête, ce serait de tirer une « liste noire » des pays où financièrement il y a un problème. Qu’il soit d’opacité, de financements occultes, de financements suspects, etc. et de ne plus travailler avec les banques de ces pays. Déjà, ce serait un premier pas. La seule institution qui peut prendre les choses en main est le FMI. Il existe bien le GAFI (groupe d'action financière créé en 1989 à Paris lors d'une réunion du G7, créé justement pour réfléchir sur les problème de blanchiment dans le monde, ndlr) mais il n'a qu’un pouvoir réduit. Il émet des conseils. Il faudrait étendre son pouvoir. Le problème, c’est que l’on parle de pays comme l’Arabie saoudite ou le Qatar, et qu’il faudrait les mettre dans le lot. Il y aurait aussi Dubaï, il y aurait Israël, la Chine, la Russie… Ça fait du monde, beaucoup de pays qui impliquent un certain nombre de réticences d’ordre diplomatique.

La Marseillaise. Puisqu’on en est aux « systèmes », comment le terrorisme se finance-t-il ?

Éric Vernier. Pour Daesh c’est un peu particulier. C’est une organisation qui utilise beaucoup de liquide pour ses transactions et de façon directe. De plus, Daesh a son propre système. L’organisation jihadiste n’est certes pas un « pays », mais c’est un territoire, avec des banques, avec un « État. ». L’argent qui arrive dans ses territoires entre dans ses propres banques sans plus de soucis. En externe, la particularité de Daesh –en tout cas pour le moment– c’est qu’il n’a pas beaucoup de besoins financiers. A priori, les circuits de blanchiment internationaux sont moindres que l’on a pu le voir avec Al Qaeda il y a quelques années.

La Marseillaise. Mais pour ce qui est des terroristes « de base », ceux qui attaquent ?

Éric Vernier. Les possibilités sont nombreuses. En janvier, on a vu l’utilisation du crédit revolving ou du crédit à la consommation. En fait, on n’a même pas besoin de les financer, ils se financent tout seuls. En prenant un crédit et en se faisant sauter après ! Et puis l’autre problème en termes financiers pour le terrorisme, c’est que finalement on n'a pas besoin de beaucoup d’argent. Il est certain que la piétaille ne coûte rien, et, s’il y a besoin d'argent, il y a les valises de billets, des relais dans des associations voire dans des mosquées qui vont pouvoir aider sur place. On sait très bien que des explosifs et des Kalachnikov, même en France, ça ne coûte pas très cher. Mais c’est une vieille question : je me souviens qu’après le 11 septembre aux États-Unis on avait déjà dit « on va lutter contre le financement », or je l’avais dit : « Mais regardez ce qu’ont coûté les attentats » c’était le prix de quelques cours de pilotage et d’un billet d’avion…

La Marseillaise. Dans ces conditions, attaquer Daesh militairement en Syrie est-il vraiment utile ?

Éric Vernier. Il faut le faire, je pense. Mais ce n’est pas d’une efficacité énorme parce qu’ils ont des systèmes d’extraction mobiles. Une fois qu’on bombarde, quelque temps après ils sont ailleurs avec leurs systèmes. Donc, je ne dis pas que ce n’est pas à faire, mais ce n’est pas forcément complètement efficace. Il faut absolument doubler ces attaques et opérer à des bombardement sur les convois de camions-citernes. Parce qu’il demeure vrai que le pétrole est la source principale du financement de Daesh. Les chiffres sont évidemment extrêmement flous, mais ceci représente à peu près la moitié de leurs revenus.

Entretien réalisé par Claude Gauthier (La Marseillaise, le 24 novembre 2015)

Éric Vernier est l’auteur de « Fraude fiscale et paradis fiscaux » et « Techniques de blanchiment et moyens de lutte », deux ouvrages édités chez Dunod.

Julien Lauprêtre. « Relever la tête pour ne pas subir »

le 16 novembre 2015

Julien Lauprêtre. « Relever la tête pour ne pas subir »

A 16 ans, il fonde son groupe de résistance. Avant d'être emprisonné à la Santé aux côtés de Missak Manouchian, le chef du groupe de l’Affiche rouge. Aujourd'hui, Julien Lauprêtre a 89 ans.Le Président du Secours populaire français est toujours en résistance. L'association qui fête ses 70 ans sera en congrès du 19 au 22 novembre à Marseille.

La Marseillaise. Sous quel signe avez-vous souhaité placer ce 70 anniversaire ?

Julien Lauprêtre. Nous n'avons pas voulu de manifestations commémoratives en l'honneur de nos anciens, de tous ceux qui ont fait ce qu'est devenu le Secours populaire. Nous avons préféré des rencontres autour d'une nouvelle résistance populaire devant la montée en puissance de la pauvreté et de la violence, en France et dans le monde. Tout au long de cette année, nous avons voulu multiplier les actions de solidarité et avancer cette idée que nous avons en titre du congrès qu'il nous faut construire les solidarités du 21e siècle, qu'on ne peut pas laisser se développer tous les maux de la société et notamment le racisme, l'antisémitisme. Toutes les manifestations qui ont été organisées et le Congrès de Marseille sont un appel à relever la tête pour ne pas subir les conditions injustes et difficiles qui nous sont imposées.

La Marseillaise. Vous évoquez les manifestations qui ont ponctué cette année. Et parmi elles, il y a l'exposition recto /verso qui rappelle que l'association est également engagée dans l'accès à la culture pour tous.

Julien Lauprêtre. Effectivement. Le SPF est bien connu pour ses activités dans le domaine alimentaire et c'est justice puisque l'année dernière nous avons distribué 181 millions de repas. Également pour ses activités vestimentaires, pour les départs en vacances, pour l'opération Pères Noël verts... Mais on ne connaît pas suffisamment nos actions dans le domaine culturel. L'année dernière, 160 000 personnes en ont bénéficié. Il y a douze ans, le mot d'ordre de notre congrès était « La culture, ça change ta vie ». L'exposition recto/verso et la vente aux enchères à l'aveugle des œuvres réalisées par 223 peintres a dépassé toutes nos espérances. L'argent ainsi recueilli sera justement consacré à développer l'accès à la culture dans notre pays pour les enfants et leurs familles. On a pu voir combien ceux qui sont mal logés, mal nourris, ceux qui éprouvent de grandes difficultés ont été heureux de se retrouver dans un Palais majestueux (Ndlr : dans les locaux de la fondation Louis-Vuitton, Paris 16e). J'ai cette même image des yeux des enfants qui découvrent la mer lors des journées des oubliés des vacances. Là, c'est la même chose. Cette opération correspond à ce que veut devenir le SPF et ce dont il a besoin, à savoir plus de moyens financiers, plus de bénévoles, plus de partenaires…

La Marseillaise. Les enfants justement. Ils étaient 70.000 le 19 août dernier au pied de la Tour Eiffel pour la Journée des oubliés des vacances. Un chiffre impressionnant…

Julien Lauprêtre. D'autant qu'il y avait des enfants qui venaient de près de 70 pays et ce rassemblement spectaculaire sous la Tour Eiffel avait été précédé de 17 villages vacances Copains du Monde où se sont retrouvés des enfants palestiniens et des enfants israéliens, vietnamiens et chinois… Notre idée est d'apprendre aux enfants à s'aimer plutôt qu'à se haïr, à se rencontrer plutôt qu'à se fuir. A Marseille au Parc Chanot, une soixantaine d'enfants Copains du Monde délégués par  les fédérations du SPF apporteront leur témoignage. Des rencontres notamment avec les délégués étrangers et des ateliers sont prévus. Samedi, une manifestation sur le Vieux-Port rassemblera des centaines d'enfants. Ils seront rejoints par les participants de la marche solidaire. Partis de Rennes, ils sillonnent la France en collectant des fonds.

La Marseillaise. Qu'attendez-vous de ces 35e Assises de la solidarité ?

Julien Lauprêtre. Un nouvel élan pour faire encore plus grand. La solidarité est devenue un problème sociétal dans notre pays. Face à l'égoïsme, au chacun pour soi, la solidarité peut faire quelque chose. On en a des exemples concrets. Nous n'avons d'ailleurs jamais eu autant de restau- rants qui nous offrent des places. C'est là la grande contradiction de notre époque. Mais de ce point de vue, il faut rester très modeste. Nous savons bien que la solidarité ne règle pas tout. Mais en attendant cela aide beaucoup. Et surtout, nous avons cette idée que nous allons faire avancer, à Marseille, que la personne en difficulté ne doit pas nous dire merci et baisser la tête. Elle aussi peut faire quelque chose pour s'en sortir. Face à ce que j'appelle un raz-de-marée de la misère, il faut développer des solidarités tous azimuts.

La Marseillaise. Mais la lutte contre la pauvreté ne peut relever que de la seule implication du monde associatif…

Julien Lauprêtre. C'est pourquoi nous sommes les avocats des pauvres. Nous demandons aux personnes d'écrire leurs difficultés, c'est « le dire pour agir », la parole est au cœur de ce projet d'émancipation. Et lorsque nous rencontrons les pouvoirs publics, nous leur faisons part de notre constat. Et dans le même temps, nous sommes les aiguillons de ces pouvoirs publics. Voilà, un gosse sur trois n'est pas parti en vacances l'année dernière. Il y en a tant d'autres qui ne bouffent pas à leur faim... Voilà ce que fait le Secours populaire. Et vous, que faites-vous ?

La Marseillaise. Alors comment justement construire ces solidarités nouvelles du 21e siècle, thème de ce congrès ?

Julien Lauprêtre. Il y a déjà le mouvement Copains du Monde qui commence à prendre corps. Cette année, cinq pays ont organisé des Journées des oubliés des vacances, comme à Madagascar, au Liban… Notre ambition de mondialiser la solidarité gagne du terrain. Nous souhaitons égale- ment développer la diversité des activités du SPF et trouver d'autres formes de solidarité en mettant les gens en mouvement. En rappelant que nous avons besoin de moyens car le SPF ne doit pas être l'association pauvre de la société.

La Marseillaise. Quels sont vos projets ?

Julien Lauprêtre. Nous allons veiller à ce que de nombreux jeunes puissent assister aux manifestations sportives qui se dérouleront dans notre pays l'année prochaine. Nous travaillons beaucoup avec les fédérations sportives car l'accès au sport est aussi un bon moyen pour sortir de ses difficultés. L'argent récolté par l'exposition recto/verso va permettre la promotion de l'accès à la culture, le renouvellement des Journées des oubliés des vacances dans toutes les régions. Nous allons également multiplier, à l'occasion de l'anniversaire du Front populaire de 1936, les départs en vacances des enfants et de leurs familles. Et puis, nous allons aussi mettre le paquet sur les rentrées financières du Secours populaire.

La Marseillaise. Vous aviez dix ans en 1936…

Julien Lauprêtre. Et je suis parti pour la première fois pour de vraies vacances grâce au Secours ouvrier international, l'ancêtre du SPF. La colonie était à la Couarde-sur-Mer (commune située sur l'Ile de Ré en Charente-Maritime). Et c'est là pour la première fois que j'ai rencontré des enfants réfugiés espagnols, italiens et allemands qui fuyaient le fascisme. La première fois que je voyais la mer. Et c'est aussi là que j'ai rencontré ma femme…

La Marseillaise. Qu'est-ce qui aujourd'hui vous tient le plus à cœur ?

Julien Lauprêtre. Cette idée que les pauvres doivent relever la tête et qu'il y ait un front de résistance. Avec cette question : que peut-on faire ensemble ?

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 16 novembre 2015)

Le 35e Congrès national du Secours populaire se tiendra les 19, 20, 21 et 22 novembre à Marseille. 1200 délégués du SPF sont attendus pour débattre sur le thème « Construisons ensemble les solidarités du XXIe siècle ». A l’occasion de ses 70 ans, l’association invite 150 partenaires étrangers et 100 enfants Copains du Monde pour participer à ces Assises nationales, européennes et mondiales de la solidarité.

Dominique Rousseau. « Toutes les institutions de la République sont debout »

le 16 novembre 2015

Dominique Rousseau. « Toutes les institutions de la République sont debout »

François Hollande s'adresse aujourd’hui au Congrès à Versailles pour « rassembler la Nation ». La réunion, à laquelle participeront les 577 Députés et 348 Sénateurs, débutera à 16h et sera suivie des interventions des groupes parlementaires, à la demande des Républicains. Dominique Rousseau professeur de droit à l'université Panthéon-Sorbonne-Paris 1 décrypte les enjeux de ce moment solennel.

La Marseillaise. Par quel mécanisme le Président de la République peut-il s'exprimer devant les parlementaires ?

Dominique Rousseau. Jusqu'en 2008, le Président de la République n'avait pas le droit de s'adresser directement aux parlementaires. Lorsqu'il voulait faire passer un message au Parlement, il devait le rédiger puis l'envoyer aux Présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat. C'est donc depuis 2008 seulement que la Constitution prévoit expressément que le Président de la République puisse venir en personne exprimer une idée politique, devant les Députés et les Sénateurs réunis en une seule assemblée à Versailles. C'est une procédure récente.

La Marseillaise. Une procédure mise en place par Nicolas Sarkozy…

Dominique Rousseau. Effectivement puisque cette révision de la constitution a été initiée par l'ancien Président de la République qui a d'ailleurs eu recours à cette procédure pour exposer aux Sénateurs et aux Députés la politique qu'il allait mener lors de son quinquennat. C'est donc la deuxième fois qu'un chef de l'État va utiliser cette disposition dans une circonstance particulière qui est celle des événements tragiques qui se sont déroulés à Paris.

La Marseillaise. Quelle en est la portée ?

Dominique Rousseau. C'est un signal important. Le Président s'adresse aux institutions de la République afin de montrer que les attentats ne les remettront pas en cause. C'est la République tout entière réunie en Parlement qui exprimera sa détermination à lutter contre les actes terroristes. Jusqu'à présent François Hollande s'est exprimé directement au peuple par le biais de la télévision. Aujourd'hui, il s'adresse à la Nation dans le corps de ses représentants. La portée symbolique est très forte. Les institutions de la République sont debout. C'est un geste fort pour montrer que l'ensemble de la Nation soutient la politique du gouvernement et du Président de la République à l'égard des actes terroristes.

La Marseillaise. Vous rappelez que les institutions sont debout… et par conséquent que la démocratie aussi ?

Dominique Rousseau. Absolument. C'est une façon de dire que la démocratie est là parce que la proclamation de l'état d'urgence entraîne évidemment une limitation des libertés dont les citoyens peuvent jouir en temps normal. L'état d'urgence a conduit à limiter la liberté d'aller et venir, la liberté de la presse… Sous le régime de l'état d'urgence, on peut procéder à des perquisitions de jour comme de nuit sans l'autorisation et le contrôle d'un juge. On peut également limiter, et on l'a vu, la liberté de réunion et de manifestation. Donc cet état d'urgence permet de porter atteinte aux libertés habituelles étant donné les circonstances exceptionnelles. Mais aujourd'hui, le Président de la République veut montrer que malgré ces atteintes aux libertés, les institutions restent sa référence et son socle. En réunissant les Députés et les Sénateurs, il veut que cet état d'urgence s'inscrive dans l'état de droit de la République. Il ne s'agit pas pour lui d'en sortir mais au contraire, par le moyen que lui donne le droit, de protéger dans ces circonstances exceptionnelles la République. J'ajoute aussi un autre élément. L'état d'urgence est proclamé pour douze jours par décret. Au terme de ce délai, si le Président de la République veut le prolonger, il devra obtenir l'autorisation du Parlement. Et par conséquent, il faudra une loi pour dire si oui ou non on prolonge l'état d'urgence. Il est donc aussi légitime que le Président de la République informe les députés et les sénateurs des raisons pour lesquelles il l'a proclamé dans la mesure où ces mêmes Députes et Sénateurs devront décider de sa prolongation.

La Marseillaise. Le discours présidentiel donnera-t-il lieu à un vote ?

Dominique Rousseau. Non, la Constitution prévoit qu'une fois son discours terminé, le Président quitte l'hémicycle et qu'alors un débat peut s'engager entre les Députés. Mais c'est un débat sans vote.

La Marseillaise. François Hollande a annoncé vouloir prolonger cet état d'urgence de trois mois et modifier la loi de 1955. Peut-il aller plus loin ?

Dominique Rousseau. Oui il existe des mécanismes à sa disposition. Au-delà de l'état d'urgence, il y a l'état de siège prévu par la loi. Et l'article 16 de la constitution sur les pouvoirs exceptionnels utilisé par le général De Gaulle en 1961.

La Marseillaise. Les circonstances actuelles tragiques auront-elles des conséquences sur la vie politique française ?

Dominique Rousseau. Il faudra le voir dans les jours ou les semaines qui viennent. Y aura-t-il une conséquence sur le vote des élections régionales ? Nous n'en savons rien. Ce que l'on peut dire simplement, c'est que l'opinion des Français sur François Hollande change chaque fois qu'il engage une action militaire. Que ce soit au Mali ou en Irak. Le Président s'affirme comme un chef d'État qui prend rapidement un décret d'état d'urgence, qui réunit le Conseil des Ministres. Et cette fonction est reconnue comme étant positive. Pour autant, est-ce que cela va changer l'opinion des Français sur François Hollande, chef de la politique intérieure ? Ce n'est pas sûr. L'expérience montre que pour les élections présidentielles et législatives, les succès militaires ou de politique étrangère d'un chef d'État jouent très peu ou à la marge. Par exemple, lorsque François Mitterrand a engagé la France dans la première guerre du Golfe, cela n'a pas eu d'effet sur les législatives de 1993 qui ont été une débâcle pour les socialistes. De même pour George Bush père battu par Bill Clinton. Une élection présidentielle se gagne rarement sur des succès militaires et de politique étrangère. Alors cela aura certainement un effet sur l'opinion car il est rassurant d'avoir un chef d'État qui n'hésite pas lorsque la guerre est aux portes du pays. Mais est-ce que cela conduira les Français à changer leur opinion à son égard sur la manière dont il mène la politique économique et sociale du pays ?

La Marseillaise. Ces attentats meurtriers ne sont-ils pas une attaque contre le modèle démocratique français ?

Dominique Rousseau. Oui et au-delà, contre les valeurs qui fondent la démocratie tout simplement. C'est une attaque contre l'égalité entre les hommes et les femmes, contre le droit à l'éducation pour tous, contre la liberté de penser, de croire, de ne pas croire, de changer de croyance… C'est une attaque contre tout ce qui a été acquis par les luttes politiques et sociales. Autant de libertés que ces attaques veulent remettre en cause pour renvoyer l'Homme à un état de soumission, de subordination à l'égard d'une espèce de transcendance terrible.

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 16 novembre 2015)

Ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, Dominique Rousseau a été élu co-directeur de l’École de droit de la Sorbonne en 2013. Il est l’auteur de « Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation ». Éditions Le Seuil. 2015.

Serge Michailof. « Je crains un gaspillage »

le 12 novembre 2015

Serge Michailof. « Je crains un gaspillage »

Le chercheur et essayiste spécialiste de l’Afrique et des rapports Nord/Sud se dit sceptique sur l’efficacité du sommet euro-africain de La Valette (Malte).

Serge Michailof est chercheur à l’Iris, enseignant à Sciences Po et conseiller de certains gouvernements. Il a été l’un des directeurs de la Banque mondiale et le directeur des opérations de l’Agence française de développement (AFD).

La Marseillaise. Que peut-on attendre d’un sommet qui se veut « informel », qui veut insister sur l’aide apportée par l’UE à l’Afrique et dans le même temps à la lutte contre l’immigration illégale ?

Serge Michailof. L’UE est un donateur majeur en Afrique et le fait qu’elle décide de s’intéresser plus sérieusement aux questions liées à l’immigration et au trafic humain est une excellente chose. Cela signifie qu’elle va s’occuper un peu plus sérieusement des pays fragiles que sont en particulier les pays du Sahel, déjà fortement exportateurs de main d’œuvre. Ils se trouvent confrontés à une montagne de problèmes : démographiques avec une fécondité hors de contrôle ; économiques avec une agriculture largement en panne ; politiques et sociaux avec un dramatique chômage des jeunes ; ethnico-politiques avec des fractures qui s’approfondissent ; organisationnels et sécuritaires avec des appareils régaliens (armée, gendarmerie, justice, administration territoriale) dont on a mesuré au Mali la situation dramatique de désorganisation et de sous- équipement. Le malheur, c’est que les services de l’Union européenne qui gèrent son aide, et dont les ressources financières sont considérables, sont d’une lourdeur extraordinaire et n’ont surtout aucune expertise sérieuse dans ces domaines fondamentaux que sont le développement rural, le renforcement des institutions régaliennes et en particulier des armées. Sans parler des questions de planning familial. Ces services savent superviser des opérations simples telles que la construction de routes et les aides budgétaires, mais ils sont –de l’avis de nombreux spécialistes– dans l’incapacité de piloter et gérer sur le terrain les myriades de petites opérations pour la plupart confiées à des ONG, qui sont indispensables pour relancer l’agriculture et l’élevage et créer les emplois exigés par la démographie.

La Marseillaise. Que peut-on craindre de cette « lourdeur » que vous évoquez ?

Serge Michailof. Je crains des effets d’annonce, une stérilisation ou un gaspillage de ressources qui seraient paradoxalement beaucoup mieux gérées par notre aide bilatérale et en particulier par L’AFD. L’UE reconnaît d’ailleurs de facto ses problèmes d’expertise puisqu’elle confie la gestion d’une partie de ses ressources en matière de développement rural à l’AFD. Mais franchement… quelle complication ! La France verse des montants d’aide considérables à l’UE qui ensuite, faute de pouvoir les utiliser, confie la gestion d’une petite partie à l’AFD. Il serait quand même plus simple de les affecter directement à notre opérateur pivot bilatéral qu’est l’AFD. Nous payons ici l’absurdité d’une politique de coopération qui depuis plus de 20 ans confie imprudemment ses ressources d’aide aux organismes multilatéraux et européens, ceci sans se rendre compte que leur efficacité dans les pays à faible capacité comme au Sahel est très réduite, et que l’argent est pour partie inutilisé ou gaspillé dans des opérations qui ne sont pas prioritaires. Or, ceci est beaucoup plus grave qu’on ne l’imagine car les pays du Sahel, qui sont dans une impasse démographique et coincés dans une trappe à pauvreté, ont besoin d’une aide bien ciblée et bien gérée pour sortir de cette trappe qui les conduit inéluctablement à suivre le chemin de l’Afghanistan avec qui ils partagent beaucoup de caractéristiques(*).

La Marseillaise. Que peuvent « apporter » les pays africains lors du sommet ?

Serge Michailof. Si l’on veut maintenant éviter les drames que la démographie prépare au Sahel, dans un contexte économique qui, malgré des taux de croissance d’un PIB tiré par les importations de matières premières par la Chine, ne crée pas d’emplois à la hauteur des besoins, il faut que les grands donateurs autant que les pays concernés soient vraiment sérieux. Il n’y a ici plus de temps à perdre. Il est inadmissible que l’aide internationale continue à refuser de s’occuper de la réforme des secteurs de la sécurité, ne consacre que 8% de ses ressources au développement rural qui fait vivre 70 à 80% de la population de ces régions et que 0,2% de ses ressources –on croit rêver !– au planning familial. De leur coté, en contrepartie d’une aide extérieure massive, les pays africains du Sahel doivent s’engager à mettre de l’ordre dans leur maison, ce qui signifie réformer leurs administrations et leurs institutions publiques gravement parasitées par le clientélisme, à tripler leurs budgets consacrés au développement agricole et à s’attaquer enfin au problème angoissant de la régulation des naissances. Sur la base actuelle de la fécondité, le Niger qui avait 3 millions d’habitants en 1960 devrait en avoir 89 millions en 2050 alors qu’on ne peut pratiquer l’agriculture que sur 8 % de sa superficie. Où allons-nous ?

La Marseillaise. La Libye est désignée par l’UE comme étant un sujet de discussion majeur. Mais que peut-on imaginer de « positif » selon vous, d’un pays dont la situation est singulièrement chaotique ?

Serge Michailof. La seule chose qu’on puisse espérer est un accord politique entre les principales factions non affiliées à Daesh et Al Quaida pour engager un processus de construction politique et administratif de ce pays. Notons que la situation actuelle était largement prévisible, car dans un pays à structure tribale, sans administration régalienne ni appareil d'État sérieux, la disparition du système coercitif qui maintenait tant bien que mal l’unité du pays provoque nécessairement son implosion. On l’a vu en Irak. On l’a vu en Afghanistan en 1992. Sans doute aurait-il fallu méditer cette question avant d’envoyer les Rafales (opération française de 2011, ndlr)…

Entretien réalisé par Claude Gauthier (La Marseillaise, le 12 novembre 2015)

Serge Michailof est l’auteur de « Africanistan » (préfacé par Erik Orsenna, Éd. Fayard) et de « Notre maison brûle au Sud » (Fayard).

Code du travail. « Il faut réagir et ouvrir un contre-feu »

le 05 novembre 2015

Code du travail. « Il faut réagir et ouvrir un contre-feu »

Patrick Le Moal. Cet ancien inspecteur du travail a participé à la note sur le code du travail réalisée par la fondation Copernic. Un travail qui sert de base à une campagne qui débutera le 9 novembre.

Inspecteur du travail à la retraite, Patrick Le Moal est un des cinq rédacteurs de la note rédigée par la fondation Copernic intitulée « Le code du travail en sursis », base d’une manifestation contre la réforme voulue par le gouvernement qui sera lancée le 9 novembre à la Bourse du travail à Paris(*).

La Marseillaise. Trop lourd, trop gros, illisible… Beaucoup a été dit sur le code du travail. Mais quel est selon vous la motivation essentielle ?

Patrick Le Moal. L’objectif réel est la déréglementation qui se cache derrière un raisonnement pseudo-économique selon lequel si une entreprise a des difficultés pour embaucher, c’est à cause de la lourdeur du droit du travail. Pseudo-économique car aucun lien n’a jamais été fait. Des pays connaissent une réglementation similaire à la nôtre et un chômage faible, d’autres ont une protection faible des salariés et un chômage élevé.

La Marseillaise. L’argument sur la complexité a aussi été repris par certains syndicats de salariés, tels la CFDT ou l’UNSA, qui affirmaient que cela rendait difficile la défense de leurs droits ?

Patrick Le Moal. Que le code du travail soit complexe, c’est une réalité, comme tous les autres codes car le droit est complexe. Mais cette complexité est liée aux dérogations. Si une loi interdit de travailler le dimanche, c’est simple et peut tenir en une ligne. En revanche, dès que des dérogations arrivent, pour certains secteurs, certaines zones géographiques, qu’il faut organiser la négociation, c’est tout de suite plus compliqué. Le début des exceptions remontent aux années 1980. En instaurant les 39 h, il a été immédiatement prévu un contingent annuel d’heures sup’ et ce dernier a été ouvert à des dérogations par branche. Ensuite il y a eu la grande bascule de 2008 où tout se négociait et aujourd’hui on poursuit ce mouvement.

La Marseillaise. Les motivations ne sont-elles pas différentes selon que cela soit le MEDEF ou les représentants de PME ?

Patrick Le Moal. Désormais le monde des grandes entreprises est au moins aussi aliénant que celui des PME et on n’y est plus du tout mieux protégé. Petites comme grandes entreprises se rejoignent sur l’idée de la flexibilité, du désir de faire ce qu’ils veulent au sein de l’entreprise. Même si, 2 millions d’entreprises oblige, il y a forcément des cas de figure différents.

La Marseillaise. Et vous, votre point de vue ?

Patrick Le Moal. Nous pensons qu’il faut un code du travail le plus simple possible et que les négociations ne doivent être possibles que pour améliorer la situation des salariés et non pour la remettre en cause. Or, c’est précisément ce qui est en jeu avec la réforme voulue. Le rapport Combrexelle vise à faire sauter ce qui s’appelle le principe de faveur, le fait que les négociations ne peuvent qu’améliorer la situation du salarié. L’argument serait que la négociation relève de la démocratie sociale. Le terme est discutable. Dans une démocratie, une personne vaut une personne. Dans une entreprise, un employeur vaut tous ses salariés. Qu’adviendra-t-il dans les entreprises sans syndicat, ou dont le syndicat est faible, ou encore dont le syndicat est confronté au chantage que vient de vivre Air France : vous travaillez plus sinon c’est 3.000 licenciements ?

La Marseillaise. C’est le principe même de subordination, cœur du code du travail, qui est remis en cause ?

Patrick Le Moal. Au nom d’une évolution, que les salariés seraient plus autonomes. C’est faux. Non seulement le poids du chômage est très fort, mais l’organisation du travail est telle que désormais on contrôle la manière dont les salariés réalisent leurs tâches. Le contrôle est bien plus intense qu’avant, et facilité par les nouvelles technologies pour tout ce qui relève du tertiaire. Si on le voit avec les cadres et les burn-out médiatisés, c’est vrai à tous les niveaux.

La Marseillaise. Vous lancez une campagne lundi ?

Patrick Le Moal. Nous sommes face à un rouleau compresseur. Le gouvernement travaille par la sidération, multipliant les coups. Il faut pourtant réagir et ouvrir un contre-feu. Cette réforme n’est pas une réforme de plus, elle va bouleverser la nature du droit du travail. Il faut ouvrir un front qui résiste à l’air du temps, impulser un mouvement à l’image de ce que nous avions su faire contre le projet de constitution européenne : organiser des réunions dans toute la France, informer, démonter les arguments… Une pétition est en ligne ayant réuni de nombreuses signatures de personnalités. Dans 10 jours, nous la rendrons publique.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 5 novembre 2015)

(*) https://cqfddutravail.wordpress.com

Thomas Porcher. « Trop d’écarts entre les mots et les actes »

le 03 novembre 2015

Thomas Porcher. « Trop d’écarts entre les mots et les actes »

Cet économiste spécialiste des ressources pétrolières dénonce « l’hypocrisie climatique » dans un ouvrage à paraître le 12 novembre.

Docteur en économie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste des matières premières en général et du pétrole en particulier, auteur de plusieurs ouvrages dont Le mirage du gaz de schiste ou Un baril de pétrole contre 100 mensonges, Thomas Porcher publie le 12 novembre Le déni climatique(*) avec Henri Landes.

La Marseillaise. Alors que tout le monde s’accorde sur l’importance de la lutte contre le réchauffement climatique, vous parlez de déni ?

Thomas Porcher. Parce qu’il y a un écart entre les mots et les actes. Tout le monde reconnaît désormais que ce réchauffement est réel, on sait qu’il est du à 95% à l’activité humaine, on en voit les conséquences… Mais on continue de subventionner les énergies fossiles à coup de 10 millions de dollars par minute ! Bien plus que l’ensemble des sommes engagées pour développer les nouvelles énergies et même plus que les crédits consacrés à la santé. Dans la foulée, on signe même des traités de libre-échange qui prévoient de faire circuler des millions de marchandises sans aucune clause sur le climat. On est dans l’hypocrisie pour poursuivre le « business as usual ».

La Marseillaise. Vous proposez des solutions ?

Thomas Porcher. La première chose est d’intégrer que la lutte contre le réchauffement climatique n’est pas l’ennemie de l’activité économique : on ne doit pas choisir entre des emplois et ce réchauffement. En revanche, cela ne signifie pas forcément plus de croissance. Certains secteurs en ont besoin, d’autres pas. Il faut ainsi remettre en cause les indicateurs, le PIB étant le plus connu, qui malgré leurs limites, constituent l’alpha et l’oméga de nos décisions.
Le deuxième élément est d’affirmer qu’il faut agir pour obtenir un accord plutôt qu’attendre un accord pour agir, une philosophie à l’œuvre depuis des années et qui nous a fait perdre beaucoup de temps. Or, les pays riches se doivent d’être exemplaires. Ce n’est pas le cas. Si l’Europe est à peu près convenable en dépit de certains pays misant sur le charbon comme la Pologne, les États-Unis, l’Australie, le Canada, avec leur exploitation de pétrole non conventionnel, ne le sont pas.

La Marseillaise. François Hollande est en Chine. Si ce pays est le premier pollueur de la planète avec 25% des émissions de GES, n’est-ce pas aussi parce qu’il produit des biens consommés ailleurs ?

Thomas Porcher. Il faut l’intégrer dans les calculs qui se résument aujourd’hui aux émissions produites et ne prennent pas en comptes les émissions consommées. Depuis la délocalisation des années 1990, les pays riches produisent là-bas ce que l’on consomme chez nous. En intégrant cette consommation, nos émissions carbone seraient de 9 à 10 tonnes de CO2 contre 6 affirmées aujourd’hui. On veut un tee-shirt à 5 euros produits dans des conditions sociales et de production de carbone déplorables mais on veut en même temps exiger de ces pays qu’ils respectent des normes environnementales élevées.
Il faut aussi mesurer que la Chine est désormais victime de tout cela, avec un air pollué, des eaux polluées… Ce qui explique que pour la première fois, elle prenne des engagements sur le sujet. Mais ils n’auront pas d’effet avant 2030. Il n’y a derrière cela aucune volonté de changer les modes de production, mais plutôt l’idée que ces émissions se réguleront d’elles-mêmes quand l’économie se « tertiarisera » naturellement suite à l’enrichissement de la population.

La Marseillaise. Des discussions sont organisées sur le climat à Riad, véritable mecque du pétrole. N’est-ce pas aussi de l’hypocrisie ?

Thomas Porcher. Les ressources naturelles sont inégalement réparties et, concernant le pétrole, les ressources se trouvent à 75% dans les pays de l’OPEP. Mais ces pays consomment très peu pour eux, la majorité de la production allant aux pays riches. Certes, ces pays doivent évoluer, arrêter de subventionner les ressources fossiles. Mais qui a mis 4 millions de barils supplémentaires par jour sur le marché grâce au pétrole de schiste ? Les États-Unis. Qui exploitent le pétrole issu des sables bitumineux Le Canada. Qui profitent du réchauffement pour aller forer en Arctique ? Les compagnies des pays riches.

La Marseillaise. Que pensez-vous du Medef qui prône la « foi en l’innovation » ?

Thomas Porcher. Remettre son avenir à la technologie, c’est ce qu’ont toujours fait les États-Unis. Mais rien n’est sûr et comme le temps presse et que l’on a qu’une seule planète, c’est effectivement risqué. Bien que la technologie soit essentielle et qu’il faut investir sachant cependant que dans le système actuel, les évolutions technologiques ne pourraient profiter qu’à un petit nombre.
Ce dont on a besoin, c’est d’une vraie révolution. Le Medef devrait se positionner sur la nécessité d’une nouvelle révolution industrielle. En lieu et place de quoi, ils défend les intérêts des « vieilles » compagnies.

La Marseillaise. Cela ne suppose-t-il pas aussi un changement de modèle économique ?

Thomas Porcher. Le modèle sur lequel nous fonctionnons empêche effectivement tous investissement sur le long terme car les actionnaires veulent des dividendes. C’est une logique court-termiste, idiote, mais qui rythme l’économie.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 3 novembre 2015)

(*) Le déni climatique, Max Milo éditions, 9,90 euros.