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Marcel Thomazeau. Une vie sous le signe de la Résistance

le 17 February 2016

Marcel Thomazeau. Une vie sous le signe de la Résistance

Issu d’une famille modeste, il fut tour à tour un jeune apprenti rebelle, un résistant communiste déporté, l’assistant d’un ministre et un des dirigeants de « La Marseillaise ».

Bien qu'il se dise « sur la fin », en souriant, Marcel Thomazeau n'a rien perdu de sa vigueur. Lui qui n'a jamais voulu être mis en lumière et qui fut ouvrier, résistant, déporté, militant ou encore dirigeant de presse a, à bientôt 94 ans, un dernier combat. Depuis près de quinze ans, il raconte à plusieurs milliers de collégiens chaque année, sa résistance durant l'Occupation et l'enfer des camps, car « ces enfants ont leur avenir devant eux, ils ne doivent pas commettre les mêmes erreurs que nous », explique-t-il. « Quand on voit le contexte actuel, il y a beaucoup de ressemblance, notamment la peur des autres », précise-t-il. Et nul doute que devant le danger que représente la montée d’idéologies proches de celles qui l'ont envoyé à Mauthausen, son discours est des plus importants.

Né en 1922 de parents ouvriers agricoles dans une région nantaise qu'il qualifie lui-même de « pas très ouverte au progrès », Marcel Thomazeau est le deuxième d'une fratrie de dix enfants. Après avoir obtenu son certificat d'études en 1934 alors qu'il devait parcourir douze kilomètres à pied tous les jours pour aller à l'école, il est engagé dans une imprimerie comme tourneur de feuille puis il devient lithographe. Là, il fréquente ce qu'il nomme « l'aristocratie ouvrière », qui lui donne sa toute première éducation politique.

Solidarité avec la République espagnole

En novembre 1937, des grèves géantes paralysent la France et l'imprimerie dans laquelle Marcel travaille n'y échappe pas. Il prend alors part au mouvement, mais cela lui vaut d'être immédiatement licencié. En effet, à l'époque, la loi Astier interdit aux apprentis de faire grève, mais le jeune homme va quand même participer au mouvement. Les manifestations finies, il se fait engager sur les chantiers navals et rencontrent de nouveau des ouvriers qui le forment eux aussi à la politique. Syndiqué à la CGT, Marcel Thomazeau adhère en outre à la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC) « non parce que j’étais catholique, mais parce que dans ce pays de con, le seul moyen d’aller faire du sport ou assister à des conférences, était d’entrer à la JOC », reconnaît-il.

En 1936, la guerre civile éclate en Espagne et des républicains qui ont fuit le franquisme arrive dans la région nantaise. « J’ai été ouvert à mes premières batailles politiques sur la guerre d’Espagne », poursuit-il ensuite avant d’expliquer que lorsque l’Église s’est rangée du côté du Général Franco, il a quitté a JOC et rejoint des socialistes et des communistes qui, ensemble, ont fondé le comité d’aide à l’Espagne républicaine en 1938.

« Quand est ensuite arrivée la seconde guerre mondiale, en septembre 1939, je n’avais pas encore 17 ans », raconte Marcel. Après un bref séjour à Toulouse, il revient à Nantes et se fait embaucher avec des amis communistes par l’entreprise allemande Henkel. Le patron –un ancien communiste– pointera pour eux afin qu’ils touchent leur salaire sans toutefois se rendre au travail. « Nous avons pu fonder le premier groupe de Résistance de la région et l’ironie du sort était que nous étions ainsi financés par les Allemands. Autre avantage de cette entreprise, nous avions des ausweise (laissez-passer) pour accéder à l’aéroport de Nantes ce qui fut très pratique lorsque nous avons commencé des actes de sabotage », relate l’ancien résistant. Bientôt les membres de son groupe se procurent des pistolets et de la dynamite, puis se sont formés au maniement des armes par des jeunes espagnols qui avaient fui le franquisme quelques années auparavant. « Nous avons fait sauter à plusieurs reprises des lignes électriques et des ponts par exemple en même temps que d’autres actes de sabotage », narre-t-il. Plusieurs membres du groupe vont ensuite assassiner le plus haut gradé nazi de la région, le colonel Hotz mais si cette action marque un grand coup pour la Résistance, elle va entraîner l’exécution immédiate de cinquante otages et une accentuation de la pression des autorités allemandes. La Gestapo arrête en juillet 1942 une centaine de membres du réseau de résistants communistes. « Cinquante-cinq ont été condamnés à mort immédiatement, dont mon frère. Moi, j’ai été condamné à 7 ans de travaux forcés d’abord en prison, puis au bagne de Fontevraud avant ensuite d’être déporté à Blois, où j’ai partagé la cellule de Marcel Paul », qui sera appelé à assumer de hautes fonctions à la Libération.

34 kilos et la tuberculose en sortant du camp

« Nous sommes devenu ami et je travaillais avec lui en écrivant ou en portant des documents qu’il me confiait », témoigne Marcel Thomazeau. « Je ne resterai que quelques mois à Blois avant d’être envoyé au camp de concentration de Compiègne avant d’être déporté définitivement à Mauthausen puis à Gusen II jusqu’en mai 1945 dans des conditions aussi effroyables qu’inhumaines », indique-t-il avec émotion. « À La libération du camp en juillet 1945, je ne pesais plus que 34 kilos et j’avais une tuberculose pulmonaire. Les autorités ne m’ont pas autorisé à rentrer en France par crainte d’une crise sanitaire, j’ai alors été envoyé me faire soigner dans un sanatorium dans la Forêt Noire en Allemagne », précise l’homme de 93 ans. Le 2 janvier 1946, Marcel Thomazeau arrive enfin à Paris où il est accueilli par son ami Marcel Paul, devenu Ministre de la Production industrielle.

Le communiste va l’héberger puis en faire son secrétaire particulier l’obligeant ainsi à effectuer des déplacements chaque semaine à Limoges afin de recueillir les doléances des citoyens de Haute-Vienne, sa terre d’élection, pour les faire remonter à Paris. Lorsque les Ministres communistes sont chassés du gouvernement en décembre 1946, le PCF propose à Marcel Thomazeau de devenir Député à l’occasion des législatives qui suivent, mais il refuse ne se sentant pas une âme d’élu. Il est alors propulsé directeur du journal "Le Travailleur du Limousin" en 1947, puis un an plus tard, il devient dirigeant de l’"Écho du centre". Il y restera douze années. Désireux de quitter la région, Marcel Thomazeau prend la direction du journal "Liberté" à Lille, en 1960. Mais, ne supportant plus « le climat humide du Nord », Marcel demande à son parti de pouvoir poursuivre son engagement à Marseille. C’est chose faite en 1965 lorsque qu’il entre à la direction de "La Marseillaise". Il y poursuivra sa vie professionnelle jusqu’en 1984 à l’âge de 62 ans où il prend sa retraite.

Au début des années 2000, Marcel Thomazeau assiste par hasard à une rencontre durant laquelle un ancien déporté raconte son calvaire à des collégiens participant au Concours national de la Résistance et de la Déportation. C’est une révélation et lui, l’ancien Résistant et déporté à Mauthasen, décide de faire de même en allant parler aux nouvelles générations « pour que jamais personne n’oublie ». Aujourd’hui à bientôt 94 ans et après une vie aussi riche qu’historique, Marcel Thomazeau n’est pas décidé à se laisser aller. Il rencontre chaque année des milliers d’enfants pour ce qui est finalement le combat de sa vie : la lutte contre le fascisme et le totalitarisme.

Alan Bernigaud (La Marseillaise, le 17 février 2016)

Scientifiques. Robot versus humains ?

le 17 February 2016

Scientifiques. Robot versus humains ?

Des emplois détruits, des robots qui risquent de se transformer en « dominants », l’absence de recherche sur les impacts sociaux de la robotisation : l’AAAS a tenu son congrès.

Attribuer 10% des sommes faramineuses dévolues à la recherche en intelligence artificielle à l’éthique, à l’étude des impacts sociaux des machines : la demande est de Wendell Wallach, universitaire à Yale qui a participé à l’assemblée générale de l’association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS) qui s’est déroulée ce week-end. Et d’enfoncer le clou en affirmant qu’il « y a nécessité d’une action concertée pour garder la technologie un bon serviteur et non la laisser devenir un maître dangereux ». Cette requête est une nouveauté, parmi de nombreuses annonces réalisées durant ce rendez-vous très prisé des scientifiques qui, elles, sont dans le droit fil de dis- cours déjà tenus.

54% des emplois de l'UE

Directeur de l’institut for information technology au Texas, Moshe Vardi a réitéré l’annonce de la disparition de dizaines de millions d’emplois au cours des trente prochaines années. Réitéré car en 2013 déjà des chercheurs d’Oxford avaient annoncé que 45 % des emplois aux États-Unis seraient « impactés significativement » par l’informatisation dans les décennies à venir. Un taux que le groupe de réflexion européen Bruegel a placé à 54% dans l’Union européenne dans une étude publiée cette même année, tandis que le cabinet français Gartner annonçait en 2014 que un emploi sur trois serait remplacé par une machine intelligente d’ici 2025.

« Nous approchons du moment où les machines pourront sur- passer les humains dans presque toutes les tâches » a expliqué Moshe Vardi ce week-end, avant d’interroger : « la question est de savoir si l’économie mondiale peut s’adapter à un taux de chômage de plus de 50% ». Si les classes moyennes seraient les premières ciblées avec une forte augmentation des inégalités à la clé, le scientifique insiste sur le fait que « peu de professions seraient épargnées », illustrant son propos avec le fait que « 20% du temps de travail d’un directeur général pourraient être automatisé avec les technologies existantes » tandis que les recherches en cours laissent augurer que même les métiers du sexe pourraient être concernés : « Allez-vous parier contre les robots sexuels ? Je ne le ferais pas ».

Le risque de voir les humains dépassés

Car les progrès de ces cinq dernières années ont été exponentiels. Professeur d’informatique à l’Université Cornell, Bart Selman explique ainsi que les recherches ont stimulé une évolution vers « reel-world », « y compris la capacité des ordinateurs à voir et à entendre comme les humains, à synthétiser des données et exécuter des tâches complexes ». Et l’universitaire d’alerter : « on peut donc s’interroger sur le niveau d’intelligence que ces robots pourraient atteindre et si les humains ne risquent pas un jour d’être dépassés ».

« Réussir à créer une intelligence artificielle pourrait être le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Cela pourrait également être le dernier » avait formulé l’an dernier l’astrophysicien Stephen Hawking dans une tribune publiée par The Independent avant d’appeler notamment à l’interdiction des armes autonomes.

Si les films de sciences-fiction ont déjà envisagé nombre de scénarios catastrophes, Stephen Hawking regrette que très peu de chercheurs se consacrent à évaluer les risques liés au développement de l’intelligence artificielle pour se préparer à les éviter. D’où la demande de 10%.

Angélique Schaller (La Marseillaise, le 17 février 2016)

Jean Gadrey. « Le mythe de la robotisation et de la destruction d’emplois »

Freins économiques, sociaux et environnementaux ne sont pas pris en compte dans les prévisions de suppressions d'emplois pour cause d'automatisation, estime l'économiste.

Économiste, militant à Attac et membre du comité de soutien de Nouvelle Donne, Jean Gadrey propose une analyse différente du phénomène.

La Marseillaise. Vous parlez du mythe de la robotisation et ne croyez pas à la destruction de millions d’emplois. Pourquoi ?

Jean Gadrey. Parce que cela fait partie de discours médiatique sensationnaliste mais sans fondement qui ressurgissent régulièrement. Le premier remonte à 1978 et annonçait des destructions d’emploi liées à l’informatisation de la société qui n’ont pas eu lieu. Pourquoi ces prospectivistes de la démesure se trompent-ils ? Parce que s’il y a eu des impacts négatifs réels sur certains segments de l’économie, on ne peut pas le généraliser. De plus, ces études n’envisagent pas que les métiers puissent évoluer, produire autrement et autre chose avant de disparaître. Les prévisions ont ainsi annoncé l’effondrement des emplois dans les banques et les assurances or, ces métiers se sont transformés. Idem avec les caisses automatiques: si elles avaient une raison d’être dans les temples de la consommation, elles n’ont pas pu se développer dans les petits commerces.

La Marseillaise. Vous mentionnez aussi de « freins » au développement de l’automatisation ?

Jean Gadrey. Des freins de type économique parce qu’un robot coûte cher et ne propose pas forcément un investissement pertinent. Il y a également des freins sociaux, tant de la part des salariés que des usagers, car tout le monde n’a pas envie d’utiliser la caisse automatique. Et enfin les freins environnementaux. Ces robots consomment énormément d’énergie dans une période où nous devons justement faire attention à cette consommation. De plus, leur production nécessite des terres rares et des matériaux précieux dont le prix ne cesse d’augmenter.

La Marseillaise. La robotisation vous semble- t-elle porteuse d’opportunité d’émancipation ou d’une nouvelle forme d’aliénation ?

Jean Gadrey. Je pense qu’il serait bon qu’il y ait une réflexion citoyenne critique sur le sens de ces discours visant à remplacer le travail humain. Est-ce dans le but d’une émancipation par rapport aux tâches pénibles ? Ou faut-il y voir un productivisme forcené visant à éliminer le facteur humain pour des raisons de rentabilité et basé sur le pillage des ressources naturelles ? Il me semble que les besoins les plus importants à satisfaire dans les décennies à venir ne sont pas des biens matériels. Pour le dire autrement, l’humain d’abord, ce n’est pas le robot d’abord.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 17 février 2016)

Révolution numérique pour qui, pour quoi

le 17 February 2016

Révolution numérique pour qui, pour quoi

Robot. Le PCF impulse des États généraux de la révolution numérique. Opportunité d’émancipation ou nouvelles formes d’aliénation ? Les citoyens doivent s’emparer du débat pour pouvoir choisir.

« L’immense majorité des gens utilisent aujourd’hui un système informatique créé par une firme américaine il y a plus de 20 ans. Ils considèrent que GNU/Linux, système alternatif libre, n’est pas pour eux. Trop compliqué, pas assez évolué. Et si c’était pourtant le meilleur instrument pour être en accord avec ses idées politiques européennes de gauche ? Et si s’équiper sans effort devenait possible ? » C’est aujourd’hui qu’est proposée la première « réunion technique » organisée par le Parti communiste français dans le cadre des États généraux de la révolution numérique, alors que l’association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS) a communiqué ce week-end sur la disparition de millions d’emplois dans les années à venir.

Une dimension dont le PCF est conscient puisqu’il propose un débat sur ce sujet. « Dans le cadre des rapports économiques et sociaux actuels, la révolution numérique va engendrer une destruction massive d’emplois qualifiés et qui ne sera pas compensée par la création d’un nombre restreint d’emplois hautement qualifiés », pose ainsi Véronique Sandoval, responsable nationale du PCF travail et emploi. Mais de refuser d’y voir « la fin de l’emploi » et préférer réfléchir sur « la révolution numérique qui pose frontalement la question du dépassement de salariat, de la fin de la propriété privée y compris et surtout en termes de propriété intellectuelle, et d’une démocratie complètement renouvelée ».

« C’est une des questions majeures dans la préparation de notre congrès », a souligné Pierre Laurent lors du débat inaugural de vendredi dernier. « Nous voulons que cela devienne une question politique populaire ». Pour lancer la réflexion, le micro a été tendu à Bernard Stiegler, philosophe qui réfléchit sur ces questions depuis quelques années, notamment dans l’association Ars industrialis, auteur d’un récent « L’emploi est mort, vive le travail ».

Pour lui, l’enjeu est « la déprolétarisation de la société ». Il estime que la première révolution industrielle a créé les prolétaires, privant les travailleurs de leur savoir-faire pour les remplacer par des machines. La deuxième –celle du fordisme et du taylorisme– a échangé le dur travail à la chaîne contre un bon salaire et a privé les travailleurs de leur… « savoir-être ». Bernard Stiegler explique en effet que cela s’est accompagné du développement de la société consumériste ou une machine extrêmement puissante de marketing a canalisé les dépenses de travailleurs disposant désormais d’un bon salaire.

« Inventer de nouvelles règles de macro économie »

La troisième –celle en cours– doit donc permettre de « reconquérir savoir-faire et savoir-être ». Comment ? « En répartissant le pouvoir d’achat », « en inventant de nouvelles règles de macro économie » inspirées de l’open-source qui consiste en « un partage et une augmentation des savoirs ». Bref, en faisant en sorte que cette révolution « soit mise au service du progrès social et non du pillage ».

De quoi alimenter les débats qui se dérouleront les 18 et 19 mars prochain, au menu desquels figurent évidemment la question de l’emploi mais également du travail, de la culture, des fablabs, de l’échange ou encore des biens communs. L’occasion de faire le point sur toutes les opportunités et expériences déjà menées, porteuses de progrès et d’émancipation, sans pour autant fermer les yeux sur les dérives possibles. Comme le souligne encore Véronique Sandoval, « si la coopération et le libre partage des savoirs et des savoirs-faires est le carburant de la révolution numérique, contradictoirement le capitalisme se nourrit de l’exploitation et du pillage des fruits de cette révolution, du bien commun numérique, et tire ses profits de leur privatisation ». Si cette révolution signe la fin d’un monde, celui du capitalisme industriel, elle peut être l’opportunité d’en construire un nouveau.

Angélique Schaller (La Marseillaise, le 17 février 2016)

Raison garder

« La révolution » numérique est une formidable opportunité pour autant que les nouvelles technologies soient effectivement à la portée de tous et maîtrisées par tous. C’est une première condition pour ne pas tomber dans le fantasme de l’homme dépassé : par leur créature pour ceux qui en sont les inventeurs, par une absence de partage démocratique pour les autres, les plus nombreux. Les destructions d’emplois liées à la technique ne sont pas nouvelles. Rappelons-nous les Canuts de Lyon victimes du métier à tisser Jacquard au 19e siècle. Métier que l’on peut assimiler à un premier robot ! La révolution industrielle a fait des dégâts mais ce ne sont pas tant les machines qui étaient en cause que la structure même du système économique -le capitalisme-. On en revient à l’essentiel : qui détient les moyens de production, détient les clés de la vie économique et sociale. C’est là que la « révolution » numérique devient passionnante. Depuis ces 25 dernières années, le saut technologique a été phénoménal. Des robots font tourner la planète financière, écrivent des articles (pas celui là, ni les autres réalisés par les « humains » de ce journal), peignent des voitures pour les moins « doués », battent des champions d’échecs et maintenant de jeu de go pour les plus sophistiqués. On peut se faire peur mais gardons raison : derrière tout cela, la conscience et l’intelligence humaine œuvrent. Pas prêtes d’être robotisées et ouvertes au défi fussent-elles maîtresses de leur destin et capables de s’approprier les savoirs.

Françoise Verna (La Marseillaise, le 17 février 2016)

Repères

1.000 euros. Le coût unitaire d’une prothèse de main conçue, produite et fabriquée pour un handicapé au fablab de Rennes. L’industrie ne propose que des prix allant de 15.000 à 45.000 €.

98% des informations produites par l’humanité sont aujourd’hui numérisées : le big-data, basé sur l’exploitation des corrélations entre toutes ces infos, produites gratuitement par les usagers.

Art. Des chercheurs allemands de l’université de Tubingen ont appris à un algorithme à décomposer la façon dont une œuvre de maître a été peinte. Résultat, l’intelligence artificielle a pu transformer une simple photo en œuvre de maître selon Van Gogh, Munch, Picasso

Google. Un système d’intelligence artificielle (IA) capable d’apprendre tout seul et de battre ensuite l’homme à plate couture à certains jeux vidéos, comme l’iconique Space Invaders, a été mis au point par la société DeepMind, propriété de Google.

--> Découvrez Ie programme des États généraux de la révolution numérique.

La Marseillaise, le 17 février 2016

Rémy Ourdan. « La paix n’est pas une évidence »

le 14 February 2016

Rémy Ourdan. « La paix n’est pas une évidence »

Invité à la Villa Méditerranée hier pour la Journée mondiale de la radio et un débat sur « les médias en situation d’urgence », le reporter de guerre livre son regard à La Marseillaise.

A l’occasion de la Journée mondiale de la radio, la Villa Méditerranée organisait hier soir, en partenariat avec la Copéam, une conférence sur « les médias en situation d’urgence et de catastrophe ». Parmi les intervenants, Rémy Ourdan était, pour sa part, invité à donner son témoignage de reporter de guerre. Journaliste au Monde depuis vingt ans, il est aussi Président de Warm, une fondation naissante œuvrant pour l’information et la mémoire autour des conflits contemporains.

La Marseillaise. Quelle est la place de l’information en zones de guerre aujourd’hui ?

Rémy Ourdan. Il n’y a pas tellement de généralité. Tout dépend des conflits. Certains sont beaucoup couverts, comme en Ukraine ou en Centrafrique. Pendant que d’autres le sont bien moins, comme en Syrie. Là-bas, l’information est brute, relève plutôt des activistes. Les journalistes ne peuvent pas vraiment s’y rendre ou sont pris pour cibles, ne serait-ce qu’à cause de leur nationalité. Jusqu’en 2012, c’était encore possible. Rien à voir avec maintenant, avec la présence Daech.

La Marseillaise. L’information est-elle en danger ?

Rémy Ourdan. Elle ne l’est pas plus aujourd’hui qu’hier. Nous sommes peut-être trop dans la course à l’immédiateté. Il faut faire avec ça… Mais on ne publie pas une information qui n’a pas été recoupée. Je pense que l’information a progressé. Tout comme la démocratie. A tel point qu’il y a une surabondance. Mais ce n’est pas un problème. Au contraire, plus il y a d’informations brutes, mieux c’est pour les journalistes. Pour le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur, il peut être plus difficile de faire la différence entre une information brute et celle fournie par un journaliste professionnel. Mais il faut parier sur l’intelligence des gens.

La Marseillaise. Qu’est-ce que la Fondation Warm ?

Rémy Ourdan. C’est une initiative lancée à l’occasion du 20e anniversaire de la guerre de Sarajevo par des journalistes qui avaient couvert les événements, mais aussi des artistes, des universitaires… Ils ont à coeur de raconter les conflits sur les quatre dernières décennies de façon multidisciplinaire et sur différents médias. Nous fonctionnons par projets : production de films, de livres, expositions… Nous prévoyons aussi de faire un centre de ressources à Sarajevo. Nous sommes, par exemple, en train de développer un projet d’archives sur la guerre de Syrie.

La Marseillaise. A l’appui de votre expérience, observez-vous des risques potentiels de guerre en Europe occidentale ?

Rémy Ourdan. Je ne peux dire que deux choses à ce propos. D’une part, il existe une poignée de djihadistes très déterminés et très dangereux. Il ne faut pas les sous-estimer. Le phénomène grossit sous l’impulsion d’El-Qaïda et de l’État islamique. D’autre part, je dirais que toute société doit chérir la paix… La paix n’est pas une évidence. Tous les gens, au début d’une guerre, sont surpris. Tous ceux que j’ai rencontrés dans mes reportages l’étaient, sauf ceux qui l’ont provoqué. Dans toutes les sociétés qui vivaient en paix, les gens se disent qu’ils auraient dû l’éviter. Je ne veux cependant pas faire de catastrophisme. Par rapport à toutes les sociétés déstructurées que j’ai pu voir, celle-ci semble aller bien. Mais il faut faire attention à préserver la paix.

Propos recueillis par Marjolaine Dihl (La Marseillaise, le 14 février 2016)

Thomas Posado. « Le Venezuela est l'un des épicentres de la crise de la gauche latino-américaine »

le 06 February 2016

Thomas Posado. « Le Venezuela est l'un des épicentres de la crise de la gauche latino-américaine »

Un Venezuela en difficultés à l'image de celles rencontrées par plusieurs gouvernements de gauche latino-américains qui, pour Thomas Posado, docteur en science politique à Paris VIII, « n'ont pas su maintenir le lien avec les classes populaires ». « Le lien entre gouvernements et mouvements sociaux s'est distendu ».

La Marseillaise. Quelle est la nature de la crise que traverse actuellement le pays ?

Thomas Posado. Elle est profonde et multiple. Elle est d'abord économique. Depuis 2012, la monnaie s'effondre. L'écart entre le taux de change officiel et le taux de change officieux est de 1 à 100. Le Venezuela est un pays dépendant de la rente pétrolière. Le pétrole qui constitue la quasi-totalité de ses exportations a vu ses cours s'effondrer. Cette crise est aussi une crise sociale. La chute du taux de change a entraîné des difficultés d'importation et donc des pénuries de produits de première nécessité. Une crise sociale également en raison d'une inflation d'environ 140%. Les salaires ont du mal à suivre évidemment. Même si depuis l'arrivée au pouvoir de Hugo Chavez, le gouvernement a mis en place un système de revalorisation du salaire minimum qui suit l'inflation mais qui ne la dépasse pas. Enfin, cette crise est politique. Le 6 décembre, le pouvoir législatif est passé dans l'opposition à Nicolàs Maduro. Une opposition avec laquelle les liens sont extrêmement tendus. Et dans la mesure où il n'existe pas d'instances jugées légitimes par les parties pour délimiter les pouvoirs des uns et des autres, on risque d'avoir dans les mois qui viennent une situation d'instabilité institutionnelle assez forte.

La Marseillaise. Quelles en sont les raisons ?

Thomas Posado. Des éléments à la fois extérieurs comme une conjoncture internationale qui fait chuter le cours du pétrole et internes au pays. En 2002-2003, au moment des tentatives de renversement du gouvernement Chavez , il y a eu un blocage de l'économie par le patronat et les élites syndicales liées à l'opposition conservatrice. Pour éviter une fuite des capitaux, le gouvernement a mis en place un contrôle du taux de change. Mais ce système a été détourné par tout le monde avec la complicité de hauts fonctionnaires gouvernementaux. Y compris par des entreprises qui demandent des dollars à des prix préférentiels pour importer des produits et qui soit ne font pas ces importations, soit les surfacturent pour retirer un bénéfice de ce différentiel de taux de change. Selon certains économistes, la fuite de capitaux liée à ce processus serait estimée à 250 milliards de dollars. Un processus qui conduit aujourd'hui à l'effondrement du taux de change.

La Marseillaise. Quelles peuvent être les solutions alors que l'état d'urgence économique décrété par le président Maduro a été rejeté par le Parlement ?

Thomas Posado. Il y a la solution néolibérale classique promue par la nouvelle majorité législative de dévaluation de la monnaie mais qui serait une catastrophe pour le pouvoir d'achat des Vénézuéliens. Les marges de manœuvre sont extrêmement réduites. Les caisses de l'État sont vides. La rente pétrolière extrêmement faible. Quelques mesures ont été annoncées comme l'augmentation du prix de l'essence. Une mesure souvent évoquée au Venezuela où le carburant est le moins cher du monde. Mais cette question est très sensible. La dernière hausse des carburants lancée au moment des réformes néolibérales a provoqué des émeutes réprimées au prix de plus d'un millier de morts. De toute façon, les mesures économiques risquent d'être douloureuses pour la population.

La Marseillaise. Jusqu'où l'instabilité institutionnelle pourrait-elle conduire ?

Thomas Posado. L'opposition a obtenu une majorité qualifiée. Cette majorité va peut-être lui permettre de déclencher une disposition assez rare, le référendum révocatoire. A mi-mandat, 20% de la population peuvent demander un référendum afin de révoquer le Président. En 2004, l'opposition a déjà eu recours à cette disposition contre Hugo Chavez. Elle envisage de l'utiliser aujourd'hui contre Maduro. La possibilité lui est donnée de le faire à partir de mars. Son objectif est de sortir Maduro avant la fin de son mandat en 2019. Du côté du président, l'objectif va être de continuer à gouverner malgré les obstructions de cette opposition. Qui va l'emporter ? Certainement celui qui gagnera la bataille de l'opinion auprès des classes populaires. Aux dernières élections, le chavisme a en grande partie perdu de ses forces. Est-il en position de les regagner ? S'il est certain que l'opposition va essayer de se servir de toutes les dispositions constitutionnelles pour déstabiliser Maduro, il n'est pas évident que ce dernier soit évincé. Personne ne peut prédire l'issue de la bataille qui vient de débuter.

La Marseillaise. Que reste-t-il du chavisme au Venezuela ?

Thomas Posado. On a du mal à voir finalement ce qu'est advenu du projet de société du socialisme du 21e siècle. Le pays est resté dans une dépendance à la rente pétrolière. Une grande partie de l'économie est aux mains des grandes entreprises privées. En revanche, la réduction drastique des taux de pauvreté et d'extrême-pauvreté est toujours réelle. En dix ans, le taux de pauvreté a été divisé par deux, celui d’extrême-pauvreté par trois. Derrière cela, il y a l'investissement social réalisé par les gouvernements sous la présidence Chavez. Des programmes qui ont permis de véritables avancées en terme d'éducation, de santé, de construction de logements sociaux. Mais il demeure un problème essentiel : le pouvoir s'est mal démocratisé et le lien avec les mouvements sociaux est de plus en plus problématique.

La Marseillaise. La crise que traverse le Venezuela est-elle à l'image de celles qui touchent l'Amérique latine ?

Thomas Posado. Oui. Le Venezuela a été l'un des principaux épicentres du virage à gauche en Amérique latine. Aujourd'hui il est l'un des épicentres de la crise des gouvernements de gauche latino-américains. On le voit avec l'élection du président néolibéral Mauricio Macri en Argentine. Une crise économique sociale et politique touche le Brésil avec la menace de destitution de Dilma Rousseff. On assiste à un affrontement entre les mouvements indigènes et syndicaux et le président équatorien Rafael Correa. Le Venezuela suit cette dynamique d’essoufflement voire d'une fin de cycle des gouvernements de gauche en Amérique latine. Le nouveau Président de l'assemblée vénézuélienne a symboliquement décroché les portraits de Bolivar et de Chavez des murs de l'institution. Tout comme l'a fait en Argentine, Mauricio Macri avec ceux de l'ancien Président Néstor Kirchner et de Hugo Chavez également. Il y a une forme de revanche sociale qui, liée à l'effondrement des cours des matières premières, risque d'être très destructrice pour les conditions de vie des classes populaires latino-américaines.

La Marseillaise. On peut parler d'échec de la gauche ou s'agit-il de l'alternance politique ?

Thomas Posado. En tant que citoyen, j'espère que l'on est capable de construire une gauche durable. Mais je pense que ces situations peuvent faire réfléchir les mouvements de gauche dans d'autres parties du monde, notamment en Europe. Ces gouvernements de gauche sont arrivés au pouvoir grâce aux mouvements sociaux. Avant Morales, il y a eu ces mouvements massifs contre les privatisations de l'eau et du gaz en Bolivie. Ces mouvements ont précédé l'accession au pouvoir de ces gouvernements de gauche. Et l'une des clés pour expliquer la situation actuelle, c'est que ce lien entre gouvernements et mouvements sociaux s'est distendu.

La Marseillaise. Comment cette distanciation entre pouvoir politique et mouvement social s'est-elle instituée ?

Thomas Posado. En raison de décisions et d'orientations politiques. Sur l'ensemble de l'aire continentale, les gouvernements ont globalement voulu essayer d'améliorer le quotidien des plus pauvres sans s'en prendre aux plus riches. Dans une situation où la rente pétrolière permet de distribuer une partie des richesses, il n'y a pas besoin de s'en prendre aux riches pour donner aux plus pauvres. Dans une situation de crise économique, cela n'est plus possible. On ne peut plus donner aux uns tout en permettant aux autres de continuer à s'enrichir. Le Brésil par exemple a concilié avec l'industrie agro-alimentaire en la laissant prospérer, en l'aidant même juridiquement et politiquement. Contre quelques programmes sociaux et bourses attribués aux plus pauvres. Malheureusement, les gouvernements se sont déradicalisés. Ils ont pris un tournant conservateur. Au Venezuela, on a tenté d'imposer des formes d'organisation plutôt que de laisser le mouvement syndical s'organiser, décider de ses orientations, des dirigeants qu'il souhaitait promouvoir. Cette reprise en main de l'État sur ce processus n'a pas permis le maintien du lien avec les classes populaires.

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 6 février 2016)

Thomas Posado, docteur en science politique à Paris VIII. Membre du Goupe d'études interdisciplinaire sur le Venezuela. A dirigé le numéro 25 de la revue Contretemps consacré au Venezuela www.contretemps.eu.

Jean-Louis Bianco. « Proclamer la laïcité ne résoudra pas les problèmes »

le 03 February 2016

Jean-Louis Bianco. « Proclamer la laïcité ne résoudra pas les problèmes »

Conforté dans ses fonctions après la polémique, le président de l'Observatoire de la laïcité et aussi observateur de la vie politique souligne toute la difficulté de l'exercice du pouvoir.

La polémique a enflé par médias interposés. Manuel Valls a critiqué il y a quelques semaines les deux responsables de l'Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène, estimant que cette instance « ne peut dénaturer » les principes qu'elle doit défendre. Les deux hommes ont signé à titre personnel, avec 80 personnalités de divers horizons dont des responsables de cultes, des syndicalistes mais aussi des militants réputés proches des Frères musulmans, une tribune intitulée « Nous sommes unis », au lendemain des attentats du 13 novembre. L'Observatoire, jugé trop accommodant dans sa défense de la laïcité, fait l'objet d'une fronde. Mais le tandem Bianco-Cadène a reçu le soutien de La Ligue des droits de l'Homme, de la Libre pensée et de la Ligue de l'enseignement qui a lancé une pétition, mais aussi de l'ancien Premier Ministre Jean-Marc Ayrault et du Secrétaire départemental du PCF 13 Pierre Dharréville. Tandis que le Parti radical de gauche demande sa démission, Jean-Louis Bianco ne souhaite plus s'exprimer sur cette polémique. Conforté dans ses fonctions, il souhaite poursuivre « avec sérénité et détermination ».

La Marseillaise. Vous avez donc été reçu par Manuel Valls ?

Jean-Louis Bianco. Effectivement, j'ai rencontré le Premier Ministre jeudi après-midi. Et je considère qu'après cet entretien, qui a été amical et très cordial mais dont je n'ai pas à raconter le contenu, la polémique est close.

La Marseillaise. L'Observatoire est conforté dans ses missions ?

Jean-Louis Bianco. Tout à fait. Et il continue son travail avec sérénité et détermination.

La Marseillaise. Que répondez-vous à ceux comme le Sénateur (LR) Hugues Portelli qui disent de l'Observatoire, dont il a démissionné, qu'il ne sert à rien ?

Jean-Louis Bianco. Hugues Portelli a démissionné en décembre pour des raisons qu'il a évoquées dans un entretien au Figaro et qui n'ont rien à voir avec cette récente polémique. Il dit globalement que tout va très bien sur le terrain, que tous les outils existent et que par conséquent il n'y a pas besoin d'Observatoire. C'est une vision très optimiste. En effet, les outils sont là mais il est nécessaire de dresser un état des lieux rigoureux et impartial, de repérer les atteintes à la laïcité et surtout d'engager un travail de formation.

La Marseillaise. Vous êtes maintenu à sa présidence ?

Jean-Louis Bianco. Je reste à la tête de l'Observatoire. Et j'ai d'ailleurs présenté au Premier Ministre notre programme. Notre première mission est d'adopter et de publier un quatrième guide sur la gestion du fait religieux et la laïcité dans les hôpitaux publics. Nous avons fait un travail avec la Fédération hospitalière de France, l'APHM de Marseille, les Hospices Civils de Lyon, l'Assistance publique de Paris et bien évidemment le ministère de la Santé. Notre conviction est que, pour être bien appliquée, la laïcité a besoin d'être expliquée très précisément, en particulier lorsqu'il y a situation de conflit. Puis nous entamerons nos auditions puisque nous faisons chaque année en mai un rapport qui dresse un état des lieux de la laïcité en France appuyé sur des enquêtes et des visites de terrain, des remontées des différents ministères et les auditions, auxquelles nous allons donc procéder, des représentants des mouvements d'éducation populaire, des cultes et des principales obédiences maçonniques. Enfin, nous  aurons à évaluer tous les dispositifs mis en place pour la formation et la promotion de la laïcité par le ministère de l’Éducation nationale. Comme la charte de la laïcité introduite par Vincent Peillon, la journée de la laïcité le 9 décembre instaurée suite à un avis de l'Observatoire, l'enseignement moral et civique, l'enseignement laïque du fait religieux, ainsi que la formation initiale et continue des professeurs.

La Marseillaise. Une proposition de loi est débattue en séance visant la constitutionnalisation de la loi de 1905. Est-ce nécessaire ?

Jean-Louis Bianco. L'Observatoire n'a pas encore été saisi sur ce sujet. En réalité, les articles 1 et 2 de la loi de 1905 qui posent les grands principes ont déjà été constitutionnalisés. En 2013, suite à une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a défini et constitutionnalisé les grands principes posés par la loi de 1905. Alors faut-il aller au-delà ? Il appartient aux parlementaires de se prononcer. Pour moi comme pour Bernard Cazeneuve, et c'est aussi le point de vue de la très grande majorité des 23 membres de l'Observatoire : la laïcité n'a pas à se durcir, mais à s'affirmer. Tout est déjà dans la loi. Il faut donc l'appliquer sereinement.

La Marseillaise. Pourquoi la laïcité fait-elle toujours autant débat ?

Jean-Louis Bianco. Parce qu’on la met à toutes les sauces, d'où un débat parfois confus. On a tendance à l'invoquer à chaque fois mais la laïcité ne peut pas résoudre toutes les difficultés de notre pays. Or les problèmes de fond, on les connaît. Il y a un terrible manque de confiance en l'avenir, une perte de sens, un doute généralisé, un chômage de masse, des problèmes de pouvoir d'achat, des discriminations fortes. Tout cela ne peut être résolu que par des politiques publiques. Proclamer la laïcité ne résoudra pas ces problèmes qui sont profonds. Jaurès l'avait déjà dit en 1904 : « La République doit être laïque et sociale. Elle restera laïque si elle sait rester sociale. »

La Marseillaise. Vous êtes aussi un observateur de la vie politique française. Que vous inspire une éventuelle primaire à gauche ?

Jean-Louis Bianco. J'aimerais mieux que l'on débatte sur le fond. Quelle politique économique ? Comment améliorer le pouvoir d'achat et réduire les inégalités ? L'organisation d'une primaire pour moi n'a de sens si ce n'est que, suivant la règle des primaires, celui ou celle qui serait choisi(e) par les citoyennes et les citoyens à l'issue de la primaire soit le représentant ou la représentante de toute la gauche et des écologistes s'ils y participent. Cela ne peut avoir d'utilité que si cela permet, après un débat aussi large que possible, de choisir quelqu'un pour éviter la division qui pourrait être dangereuse.

La Marseillaise. Aujourd'hui, c'est le projet de révision constitutionnelle qui divise…

Jean-Louis Bianco. Je pense que c'est un débat important. Ma certitude est que nous sommes soumis à des attaques et à des risques sans précédent. J'ai connu lorsque j'étais auprès de François Mitterrand à l’Élysée des attaques terroristes terribles. Nous en avons connu d'autres par la suite. Mais là je considère que le mot guerre n'est pas excessif. La priorité est donc de mieux assurer la protection des Français. Et en ce sens je considère que l'état d'urgence est une des manières d'y répondre. La question centrale est : quelles garanties donne-t-on aux libertés dans une situation où l'on prend des mesures exceptionnelles pour combattre le terrorisme ? Et je compte beaucoup sur le débat parlementaire pour préciser et clarifier les choses. Quels pouvoirs des juges et des parlementaires ?

La Marseillaise. En quoi l'exercice du pouvoir est-il si complexe ?

Jean-Louis Bianco. Il est très difficile de gouverner parce que les forces de la mondialisation libérale sont puissantes… Aussi parce que l'on manque d'une vision claire. Cela dit, je considère que c'est également une affaire de volonté. Alors sans aucun doute cet exercice est plus difficile que jamais. On le voit dans beaucoup de pays. Et si on veut que les choses changent, il faut arriver à forger des alliances. A l 'image de ce qui s'est fait sur le climat. Le succès de la Conférence de Paris est une très bonne nouvelle. Maintenant il reste à le traduire dans les faits.

Entretien réalisé par Sandrine Guidon (La Marseillaise, le 3 février 2016)

La constitutionnalisation de la loi de 1905 au Sénat

Le Groupe RDSE (à majorité PRG) au Sénat a déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire dans la Constitution les principes fondamentaux de la loi laïque de 1905, qui sera débattue en séance aujourd'hui. Le texte prévoit d'ajouter une phrase à l'article 1er de la Constitution. « La République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et respecte la séparation des Eglises et de l'Etat, conformément au titre premier de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État », dit l'article unique de cette proposition. Cette constitutionnalisation des principes de la loi de 1905 était un engagement (le n°46) du candidat François Hollande en 2012.

La Marseillaise, le 3 février 2016

Florian Le Pape. « Semer les graines de la paix et de l’égalité »

le 23 January 2016

Florian Le Pape. « Semer les graines de la paix et de l’égalité »

Militant du Mouvement de la Paix depuis cinq ans, ce jeune engagé tente, par cette association, de véhiculer les notions de pacifisme et de négociation pour apaiser notre société. « Je suis un pacifiste de caractère, la diplomatie et la discussion devraient être à tous les niveaux ».

Le regard aussi vif que sa barbe est fournie, Florian Le Pape est, à seulement 29 ans, un pacifiste convaincu. En 2003, alors qu’il est en classe de terminale, les États-Unis envahissent l’Irak. Cet événement va marquer profondément le jeune lycéen qui participe pour la première fois à des manifestations lors des rassemblements contre cette invasion. Il se découvre ainsi une réelle conviction pacifiste qui l’anime aujourd’hui encore.

Né en 1986 dans une famille syndiquée « mais pas très politisée », précise-t-il, le jeune Florian Le Pape ne s’intéresse pas de près à la politique ou au militantisme. Toutefois, les valeurs héritées de son entourage, ont fini par déboucher sur des engagements multiples. Depuis bientôt deux ans, il est ainsi le Secrétaire syndical de la CGT à la Société des Eaux de Marseille.

Avant cela, en 2005, lors du vote sur le traité constitutionnel européen, Florian découvre également ce qu’est l’engagement politique. Farouchement opposé à ce traité, il va connaître la victoire du non avant que l’année suivante, un second déclic n’ait lieu en participant aux manifestations géantes qui ont lieu contre le projet du Contrat première embauche (CPE). « Les deux mois de blocus de la fac ont créé une véritable coupure dans ma vie d’étudiant. J’en ai profité pour réfléchir à la situation et essayer de comprendre ce qu’il se passait », se remémore-t-il.

Après le retrait du projet CPE, à seulement 20 ans, Florian Le Pape veut aller encore plus loin dans son engagement. Il se cherche un peu et n’a comme seule certitude que d’être un pacifiste résolu. Il rejoint quelques mois plus tard, les collectifs anti-libéraux, créés après le non du 29 mai 2005 en même temps qu’il se renseigne sur les tensions en Palestine, notamment. Son ambition : contribuer par la solidarité à la réduction des conflits dans le monde. Poursuivant ses études, Florian obtient son diplôme en mesures physiques et se voit proposer en 2009 un CDD à Marseille. Le jeune homme saute le pas vers cette ville inconnue à laquelle il finit par s’attacher et qu’il n’a depuis jamais quittée.

La non-violence comme leitmotiv

« À force de rencontrer des personnes se disant communistes et partageant les mêmes idées que moi, je me suis un jour rendu compte que moi aussi je l’étais. J’ai alors pris ma carte au PCF », raconte-t-il, plongé dans ses souvenirs.

En allant aux réunions et aux universités du parti, le Nîmois fait de nombreuses rencontres et découvre une association dans laquelle beaucoup de ses camarades sont : le Mouvement de la Paix. Pacifiste affirmé depuis des années, Florian Le Pape décide d’y adhérer en 2010. « Je suis un pacifiste, j’ai toujours considéré que la diplomatie et la négociation doivent être au cœur des relations que ce soit pour les rapports humains en général ou en politique », se définit-il avec conviction. Quelques semaines après son adhésion, il est mandaté par l’association pour faire partie de la délégation française qui participe aux négociations contre la prolifération des armes nucléaires à New-York. « Ce fut dix jours exceptionnels avec beaucoup de débats, de réflexions et de découvertes », retrace le pacifiste avec joie.

Les inégalités facteurs de violence

L’année suivante, Florian Le Pape participe aux Rencontres internationales de la jeunesse durant lesquelles il assiste à des conférences sur la paix et participe à de nombreux débats sur la question. À peu près à la même période, il se syndique à la CGT poursuivant son implication dans les luttes sociales. Pour lui ses différents engagements convergent : « L’important c’est de combattre les inégalités, l’impérialisme des grandes puissances et la domination de ceux qui se croient au-dessus d’autres », précise le jeune homme.

Aujourd’hui, il n’aspire pas à plus de responsabilités qu’il n’en a déjà. « J’aime être ce que certains appellent un militant de base. Je ne veux pas être élu, c’est là que l’on risque de ne plus fréquenter que les mêmes personnes et d’être déconnecté. Je veux pouvoir continuer à aller aux manifestations et événements pour la paix, continuer à propager cette idée de diplomatie dans les relations entre les gens qui est pour moi capitale », affirme Florian Le Pape.

Militer pour la paix passe aussi par la mobilisation concrète contre les décisions prises actuellement par le gouvernement comme notamment l’augmentation du budget de la Défense. « La situation actuelle résulte d’une multiplication de mauvais choix que nous avons faits. Pour combattre Daech, lâcher des bombes en Syrie et tuer ainsi des civils en même temps que l’on aide Erdogan à tuer les Kurdes qui se battent précisément contre Daech c’est juste honteux. La violence pour répondre à la violence n’est pas la solution », assure-t-il.

Pour Florian Le Pape, les racines de la violence sont donc politiques. De tout son être, il espère pouvoir changer le monde en semant des graines de paix et d’égalité.

Alan Bernigaud (La Marseillaise, le 23 janvier 2016)

Bio express

1986. Florian Le Pape est né le 28 novembre de cette année-là.

2003. Les manifestations auxquelles il participe pour dénoncer l’invasion de l’Irak sont le déclencheur du pacifisme chez lui.

2005. Il milite pour le non au traité constitutionnel européen qui finit par l’emporter. C’est son premier engagement politique.

2009. Il s’installe à Marseille pour le travail et adhère au Parti communiste.

2010. Florian Le Pape rejoint le Mouvement de la Paix et participe aux négociations sur la non-prolifération des armes nucléaires à New-York.

2011. Il participe aux Rencontres internationales de la jeunesse et débat sur la paix avec des jeunes du monde entier durant plusieurs jours. Il se syndique à la CGT.

2014. Il devient le secrétaire syndical de la CGT à la Société des Eaux de Marseille.

La Marseillaise, le 23 janvier 2016

Anne Sabourin. « Une Europe en pleine crise, mais tout n’est pas noir »

le 23 January 2016

Anne Sabourin. « Une Europe en pleine crise, mais tout n’est pas noir »

Membre du Parti de la gauche européenne, elle fait le point sur les alternatives.

Anne Sabourin est représente du PCF au Parti de la Gauche européenne. Entretien.

La Marseillaise. Un an après l’arrivée de Syriza en Grèce et tout ce qui s’est passé depuis, le changement politique au Portugal, les élections en Espagne mais aussi le référendum annoncé au Royaume-Uni, comment analysez-vous le contexte européen ?

Anne Sabourin. C’est un contexte de crise qui n’a jamais été aussi visible et n’a jamais connu un tel risque de déconstruction européenne qui, de surcroît, se fait de la pire manière qui soit. On a globalement une poussée des forces d’extrême droite et d’une droite qui se radicalise, amenée par la déliquescence des institutions européennes et la gestion catastrophique qui a été faite de la crise financière. Malheureusement, ce rejet populaire ne produit pas de projet européen alternatif, susceptible de protéger les souverainetés nationales et construire un échelon européen protecteur. Mais tout n’est pas noir. Les victoires dans les pays du Sud de Syriza en Grèce, du bloc de gauche au Portugal, des bouleversements intéressants en Espagne montrent également que la gauche européenne n’a jamais été en aussi bonne position pour construire une Europe alternative.

La Marseillaise. Quelles sont les initiatives menées dans ce sens ?

Anne Sabourin. C’est un travail de long terme, consistant d’abord à rassembler les forces politiques mais également syndicales et citoyennes. Ce que nous avons fait lors du forum alternatif européen organisé à Paris cet été. Il a permis d’avoir une base, une analyse commune. Il nous faut maintenant avancer dans les solutions. Le PGE s’interroge ainsi sur la manière de transformer ce forum en outil permanent pour construire ces solutions, un outil souple et de débat, car plusieurs sujets font débat. Nous nous inspirons de ce qui s’est passé en Amérique Latine avec le Forum de Sao Paulo qui a débuté avec quelques forces pour s’élargir ensuite et se retrouver sur des batailles communes. Ce point sera discuté au congrès du PGE qui aura lieu à la fin de l’année avec les partis membres mais pas seulement : nous nous adressons ainsi également à Jeremy Corbyn du Labour party, aux écologistes, aux syndicats nationaux et européens etc. Encore une fois, il ne s’agit pas de créer un nouveau parti mais de proposer un espace de dialogue, souple et ouvert. Le sujet suscite de nombreuses initiatives : le week-end dernier il s’agissait d’attaque, cette semaine, il y a le sommet internationaliste auquel nous envoyons une de nos responsables européenne. Il passionne, et notamment en France qui a toujours été politiquement très concernée, pour mémoire tous les débats autour du projet de Constitution européenne. La France doit donc avoir un rôle moteur dans ces débats.

La Marseillaise. Quels sont les points qui font débat ? L’euro ou plus que cela ?

Anne Sabourin. On ne peut pas considérer la question de l’euro comme une condition sine qua none pour ramener du progrès dans nos pays, comme une solution miracle pour répondre aux problèmes de construction européenne. Ce sera peut-être une question posée mais ce n’est pas l’essentiel du problème. La question centrale est celle du projet : est-ce que oui ou non la gauche veut une vision de la construction européenne, avec des propositions précises sur la manière d’y parvenir ? Est-ce qu’il est possible de changer le rapport de force, de reconquérir une souveraineté économique des pays dans le cadre européen ?

Propos recueillis par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 23 janvier 2016)

Philippe Legé. « Parce qu’il existe une alternative »

le 23 January 2016

Philippe Legé. « Parce qu’il existe une alternative »

L’économiste participe au débat sur la maîtrise de la dette.

Membre des économistes atterrés, Philippe Legé participe à la table-ronde sur la maîtrise des dettes publiques.

La Marseillaise. Pourquoi avez-vous accepté de participer à cet événement ?

Philippe Legé. Parce que, de mon point de vue, il existe une alternative malgré ce qui s’est passé durant cette année 2015. Syriza a été élu en janvier sur un programme répondant aux besoins sociaux, proposant l’arrêt de l’austérité, des mesures sociales d’urgence, une réforme fiscale et un renouveau de l’appareil productif qui, à mon sens, étaient rationnelles. Pourtant, il a signé un mémo avec de nouvelles exigences alors que 28 points de PIB d’effort budgétaire avait déjà été demandé, que la production a baissé d’un quart, que le taux de chômage est supérieur à 25%. C’est un plan qui va dans la même direction, avec des exigences sur les retraites et sur les privatisations complètement délirantes. C’est un plan qui va échouer. Il faut donc réfléchir et voir comment redonner un espoir politique.

La Marseillaise. L’échelle d’intervention se veut internationaliste ?

Philippe Legé. Nous nous réunissons pour en discuter. Il y a des idées diverses. Certains privilégient un programme au niveau national, en rupture vis-à-vis de la zone euro. D’autres insistent sur la nécessité de reconstruire à une échelle plus large, avec des espoirs d’alliances à venir. Mais ce qui réunit tous les participants est que même si la rupture avec l’euro n’est pas souhaitable en elle-même, c’est un scénario auquel il faut se préparer.

La Marseillaise. Vous intervenez sur la dette. Quelle est la problématique générale ?

Philippe Legé. Nous sommes dans une situation paradoxale : l’endettement de la zone euro n’est pas un problème en soi, dans le sens où elle n’est pas particulièrement élevée, surtout si on s’en réfère à des espaces comme les États-Unis ou le Japon. En revanche, on en a fait un problème, ce qui est une spécificité européenne. Les traités européens ont en effet autorisé son utilisation comme moyen de chantage pour accéder aux marchés financiers, sans oublier l’impossibilité de s’adapter par les taux de change.

La Marseillaise. Ce qui a donné lieu à des dettes réellement insoutenables, comme en Grèce ?

Philippe Legé. Qui est en effet endettée à 175% de son PIB. Tout le monde le reconnaît : elle ne pourra pas rembourser. Il se pose donc la question des restructurations collectives des dettes souveraines. Les biais peuvent être divers, allongement de la durée, baisse du taux, réduction de la valeur nominale… Mais l’important est que cela ne se règle pas dans un tête-à-tête entre un pays et des institutions européennes qui jouent l’étranglement. Et ici, le moratoire sur le service de la dette est un outil intéressant car il contribue au rapport de force : on ne paye plus et on discute. Cela a été envisagé avec la Grèce, et même soutenu à l’époque par le Ministre des finances irlandais qui n’a pourtant rien d’un progressiste. Puis le sujet est passé à la trappe. Le gouvernement portugais qui est dans un nouveau rapport de force avec l’Europe n’aborde même pas cette question de l’endettement. Nous devons donc la remettre sur la table.

Propos recueillis par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 23 janvier 2016)

Gérard Mordillat. « Notre ennemi absolu est l’ignorance »

le 09 January 2016

Gérard Mordillat. « Notre ennemi absolu est l’ignorance »

Toujours accompagné de Jérôme Prieur, il propose un documentaire sur les origines et les influences de l’islam.

On lui devait déjà Corpus Christi, une série documentaire sur les origines du christianisme réalisée avec Jérôme Prieur. Gérard Mordillat réitère le même pari de remettre de l’intelligence, de l’histoire et du doute en religion, en se penchant cette fois-ci sur le Coran dans une nouvelle série intitulée « Jésus et l’islam ».

La Marseillaise. Dans « Jésus et l’islam » vous proposez un discours scientifique et historique sur l’islam et sa constitution entre le VII et le Xe siècle, ses origines et ses influences (judaïsme, christianisme, zoroastrisme, manichéisme...). Est-ce possible sachant que l’islam se présente comme religion révélée avec un Coran descendu du ciel tel quel ?

Gérard Mordillat. Il y a une grande différence, un fossé entre ce qui se sait et se dit dans la recherche et ce qui se propage dans la position dogmatique. Cet immense écart est le nœud du problème. Entre une position dogmatique qui affirme que le Coran est un texte révélé et la recherche y compris du côté musulman. Elle travaille à considérer le Coran comme un texte, comme tous les autres textes, où l’on peut distinguer des strates, des rédactions différentes, que l’on peut resituer dans un contexte.

La Marseillaise. Avec Charlie s’est posée la question des caricatures mais aussi de la représentation. Vous présentez des manuscrits persans qui représentent le prophète ?

Gérard Mordillat. Chez les Persans mais aussi de manière plus contemporaine dans la tradition chiite. Cette interdiction de représentation vient des courants les plus fondamentalistes et notamment les wahhabites. Officiellement, la justification est qu’il ne faut pas vénérer le prophète comme une idole. Il y a cependant une dimension paradoxale dans cette interdiction car affirmer que l’on ne peut pas représenter le prophète revient à refuser de le voir comme un homme. C’est la déification d’une figure. Ce qui devrait logiquement représenter l’horreur des horreurs. Certes, nous ne savons pas à quoi ressemblait Mahomet, pas plus que Jésus. Nous n’avons pas de portrait, seulement des représentations. A la Bibliothèque Nationale de France figure d’ailleurs également dans un document très ancien, une caricature de Mahomet datant du X ou du XIe siècle. C’est rare. En revanche, nous disposons de nombreuses représentations dans la tradition persane comme chiite.

La Marseillaise. Vous précisez que le discours scientifique que vous portez n’a rien à voir avec la foi que vous dites d’ailleurs respecter. Est-ce facile à entendre pour vos interlocuteurs ?

Gérard Mordillat. La question de la foi ne s’est posée en aucune manière entre les chercheurs et nous. Le gouffre n’est pas là mais avec les positions dogmatiques, voir la piété populaire, qui font preuve d’une grande ignorance. Ce que nous avions également rencontré en travaillant sur le christianisme. Certes, des chercheurs de culture musulmane ont pu parfois expliquer que, « en tant que croyants », ils devaient penser cela mais que, « en tant que chercheurs », ils formulaient la question ainsi. Encore une fois, ce qui nous a intéressé, c’est ce texte composite, la manière dont il a été écrit et réécrit. Ce dont témoigne d’ailleurs la tradition musulman avec les Haddiths et la Sira. On voit bien que la recension d’Othman, considérée comme la version canonique, a été réécrite. Idem avec Abdelmalik du 8e siècle qui élabore l’islam tel qu’on le connaît aujourd’hui, qui a réécrit.

La Marseillaise. Le contexte passionnel qui entoure l’islam aujourd’hui a-t-il « pollué » une démarche que vous définissez comme non islamophobe et non islamophile ?

Gérard Mordillat. Non seulement ce contexte n’a pas pollué notre démarche mais au contraire, notre sentiment est que de nombreux chercheurs de tradition musulmane vivent comme une nécessité politique le fait de remettre de l’intelligence et du doute dans cette question où ne circulent que des slogans sans pensée. Lors de la présentation de la série, Mohammad Ali Amir-Moezz, un des intervenants, a même parlé de « travail de salubrité publique ». Il faut montrer qu’une recherche existe du côté musulman et qu’elle est en discussion avec la recherche occidentale. Ce qui induit de remettre ces questions au premier plan public afin de cesser de prendre ce texte comme sacré au point que rien ni personne ne puisse le commenter.

La Marseillaise. Le discours scientifique que vous portez sur l’islam peut-il être entendu aujourd’hui par des gens en voie de radicalisation ? Peut-il être un outil de prévention ?

Gérard Mordillat. C’est un outil fondamental de prévention. Notre ennemi absolu est l’ignorance. On le voit quand on discute avec des amis de confession musulmane : ils ignorent bien des choses. Un phénomène identique a d’ailleurs lieu avec les chrétiens. Il faut donc remettre de l’intelligence, du doute, de l’histoire pour combattre la radicalité. Avoir un regard critique sur un texte c’est pouvoir avoir un regard critique sur soi-même, c’est pouvoir voir le monde dans sa complexité et non dans une vision binaire avec le bien d’un côté et le mal de l’autre.

La Marseillaise. Après cette série, quel regard portez vous sur le djihadisme ?

Gérard Mordillat. Absolument pas. Le phénomène djihadisme est un discours politique qui prend comme véhicule le discours religieux. Cela n’a rien à voir avec la foi. Cela a tout à voir avec une lutte politique, un drapeau derrière lequel on dissimule des ambitions dictatoriales. Beaucoup de ceux qui mènent ces actions terroristes ne connaissent d’ailleurs de l’islam que des slogans.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise du 9 janvier 2016)