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Yann Le Pollotec. « La réforme du Code du Travail, c’est l’uberisation au carré »

le 05 March 2016

Yann Le Pollotec. « La réforme du Code du Travail, c’est l’uberisation au carré »

Var. A La Garde, Yann Le Pollotec et le PCF ont mis en débat les questions de travail, d’emploi et de révolution numérique en vue du congrès de juin 2016.

On ne pouvait pas être au plus près des problèmes actuels : travail, emploi, révolution numérique… Le jeudi 3 mars, à La Garde, la section de la Garde-Le Pradet du PCF organisait une assemblée générale sur ces questions, en vue de la préparation du futur congrès national du parti. « Même si les questions liées à la révolution numérique dépassent largement les enjeux de 2017 », glisse, à son sens, Yann Le Pollotec. Responsable de la Commission nationale numérique au PCF, l’homme était invitée par la section pour débattre du sujet. Quelle place et quelle statut pour le travail dans la société de demain ? Le salariat est-il dépassé ? Quel dialogue social ? La révolution numérique est-elle vecteur d’émancipation ou d’aliénation ?

« Il y a un bouleversement sans précédent des relations des hommes au travail, à la société et entre eux aussi du fait de cette numérisation du travail. Hélas devrait-on dire… », introduit Yves Pellegrino, Secrétaire de la section. « L’intérêt des financiers à investir dans ces nouvelles technologies a conduit à une nouvelle bataille de classes. » Un chiffre pour comprendre l’ampleur de la révolution numérique ? « En 2000, un quart des informations étaient produites sur support numérique. Aujourd’hui, c’est 98 % », rappelle Yann Le Pollotec. « On assiste à trois phénomènes. Tout d’abord la dématérialisation du travail. C’est l’uberisation et le capitalisme de plateforme qui s’accaparent les données publiques. Il n’y a plus de salariés, mais des entrepreneurs d’eux-même qui apportent leurs propres moyens de production, taillables et corvéables à merci, comme les dockers à une époque, et qui sont exploités. Pourtant, il y a de vrais besoins, mais qu’il faudrait développer en système coopératif ou de mutuelle. »

Remise en cause du salariat

Dans le même temps, « on assiste aussi à une accélération de la robotisation et de l’automatisation qui se fait au détriment de l’emploi des classes moyennes » : « On estime que 47% des métiers et emplois sont menacés. » Le travail gratuit ? « C’est le troisième phénomène, le digital labour, qui remet en cause le salariat. » C’est lorsque vous contribuez à améliorer les logiciels des grandes entreprises informatiques pour leur compte… Mais sans rétribution…

« L’emploi salarié disparaît mais pas le travail. On voit se dessiner un vrai affrontement : soit on va vers une paupérisation globale, soit vers une émancipation de l’emploi salarié. » « Le problème aujourd’hui est que l’émancipation se fait au profit des financiers mais pas au profit des travailleurs, en termes de temps de formation, de réduction du temps de travail ou de sécurisation des parcours professionnels. » Des exemples vont pourtant dans le bon sens : comme les 32 heures aux Pays-Bas, les « Uber » américains qui se sont vu requalifier leur contrat de travail.

Il conclut : « La réforme du Code du Travail va à contre-courant de ce qu’il faudrait faire, parce que le gouvernement insécurise le travail. C’est l’uberisation au carré ! Alors que l’on a besoin au contraire de nouveaux droits, de nouvelles protections pour que cette révolution numérique soit émancipatrice. La souplesse doit être liée à la protection du travailleur si l’on veut être progressiste. Pour l’heure, cette réforme est profondément régressive. »

G. De Saint-Vulfran (La Marseillaise, le 5 mars 2016)

Code du Travail ? La réforme du Code du travail ne fera pas loi

le 04 March 2016

Code du Travail ? La réforme du Code du travail ne fera pas loi

Texte collectif contre la « Loi Travail ».

Pour un nouveau Code du Travail plus court, plus simple, plus protecteur pour les salariés, adapté à la réalité du travail d'aujourd'hui... Il existe des propositions novatrices. Construire le Code du travail du XXIe siècle. Propositions de la CGT.

Pour un autre Code du travail. Groupe de recherche PACT. Les dix-sept membres du groupe sont des universitaires, issus de neuf universités, tous spécialisés en droit du travail.

Propositions des 23 organisations de jeunesse dans leur communiqué commun du 29/02/2016.

Pétition contre la « loi Travail » : 968.800 soutiens le 04/03/2016 à la mi-journée. Une large majorité des victimes potentielles n'a pas encore signé. On continue ! http://loitravail.lol.

Pas étonnant que les 8 défenseurs de l'emploi chez Goodyear aient été condamnés à de la prison ferme : il s'agit de faire plier tous ceux qui résistent, pour pouvoir imposer un recul social d'un siècle ! Ne les oublions pas.

Tous en manifestation le 9 mars 2016. Pour Marseille, ce sera 11h30 place du Général de Gaulle.

Et plus nombreux encore, partout où nous le pourrons, le jeudi 31 mars.

Nona Meyer. « Au départ, ils étaient réticents à l’égard du FN »

le 02 March 2016

Nona Meyer. « Au départ, ils étaient réticents à l’égard du FN »

La chercheuse du CNRS, qui étudie depuis longtemps l’évolution de l’électorat du FN, commente sa percée dans le monde rural le jour où Marine Le Pen vient parader au Salon de l’agriculture.

Nona Meyer, chercheuse CNRS au centre d’études européennes de Sciences po, à Paris, observe l’évolution du vote FN depuis les années 80. Avec un œil particulier sur sa progression chez les agriculteurs et en zones rurales.

La Marseillaise. Marine Le Pen semble vouloir compter sur l’électorat paysan pour augmenter encore son influence en dehors des zones urbaines. Est-ce de « bonne » stratégie ?

Nona Meyer. Très longtemps, les agriculteurs ont été un groupe réticent à l’égard du Front national parce qu’il cumulait trois facteurs qui protégeaient d’un tel vote. D’abord, ils étaient syndiqués. C’était aussi un milieu bien organisé. Encore, ils étaient catholiques et pratiquants… Contrairement à une idée reçue, les évêques de France ont appelé très souvent à ne pas voter pour un parti dont le message était contraire à celui des évangiles. Enfin, ils étaient très proches des notables de droite. Ils ont longtemps été gaullistes, ils ont été très proches de Jacques Chirac et du RPR. Donc ils étaient « bien en main ». Ils n’étaient pas « disponibles ». Et puis, progressivement, avec la construction européenne, puis les crises, on a vu glisser une partie de cet électorat vers le Front national. Le moment d’inflexion c’est 2002.

La Marseillaise. Pourquoi précisément cette année-là ?

Nona Meyer. Pour la première fois, en 2002, Jean-Marie Le Pen, au premier tour de la Présidentielle, fait le même score chez les agriculteurs, que chez les ouvriers, les employés et petits commerçants et artisans. Pour la première fois il fait 22%. Dans le monde agricole c’est un score énorme. En 1995, si je regarde les élections de même nature, les présidentielles, en 1988 il y a 10% de vote agricole pour Le Pen ; en 95, 10% et en 2002, 22%. Il s’est passé quelque chose. Les inquiétudes autour de l’Europe sont une explication mais il y a aussi celle d’une campagne qui a été menée sur le thème de l’insécurité. Où Jacques Chirac, on s’en souvient, a lancé la campagne dès l’été sur le thème de « tolérance zéro » de l’insécurité. Il y a le sentiment, à partir de là, que les communes rurales sont exposées quasiment aux mêmes phénomènes d’insécurité que dans les grandes villes. Dans un contexte dominé par le thème de l’insécurité, où il va y avoir des faits-divers sanglants, où l’on va voir passer en boucle Papy Voise [Un vieil homme sauvagement agressé dans sa petite maison de campagne et qui avait défrayé la chronique judiciaire à l’époque, ndlr] sur les écrans de télévisions… bref, le monde agricole, pour la première fois, vote dans les mêmes proportions que dans les trois autres catégories que je citais précédemment. En 2007, on retrouvera tout ce monde à 10% mais parce que le FN recule de façon globale : il n’a pas réussi à capitaliser sur son succès de 2002 et sa qualification au second tour.

La Marseillaise. Depuis, on a cru comprendre qu’il a su redresser sa situation, notamment aussi auprès du monde agricole…

Nona Meyer. Pour être franche, je n’ai pas suffisamment de chiffres dans mes sondages concernant les agriculteurs. En revanche, ça m’amène à une autre question qui est celle du monde rural. On oublie que les agriculteurs n’y sont plus majoritaires depuis longtemps. Jusqu’en 2002, en réalité, le vote Front national s’est développé dans les grandes villes et dans les banlieues. A partir de 2002 c’est l’inverse, il augmente dans les communes rurales et dans les petites villes. Nous le constatons encore aujourd’hui. Évidemment ce n’est pas mécanique : on a tout un débat autour du vote du « péri-urbain », mais les choses sont plus compliquées. Il y a des tas de « péri-urbains » ! Reste que les faits sont là. Ce n’est pas à Paris que le FN fait ses meilleurs scores, pas plus que dans les banlieues des grandes villes. C’est dans des petites communes et dans le monde rural que l’on constate une poussée de son électorat, dans des milieux qui se sentent un peu abandonnés. Un peu oubliés. Qu’ils s’agisse d’agriculteurs ou pas. Dans les communes rurales il y a des gens qui sont là depuis toujours, pas seulement des gens qui fuient la ville et qui viennent s’installer. La majeure partie des ruraux sont là depuis longtemps. Mais il est vrai que le poids, l’influence des agriculteurs est bien supérieur à leur nombre. Ils ont un rôle politique local, ils sont très souvent élus, ils continuent à être plus syndiqués que la moyenne des actifs, donc ils continuent certainement d’avoir localement un rôle de leaders d’opinion, en quelque sorte.

La Marseillaise. Est-ce que cela n’a pas été négligé par les décideurs politiques des formations « classiques » comme le suggèrent les syndicats d’agriculteurs en colère ?

Nona Meyer. C’est un vieux débat. La colère agricole ça monte et ça descend. Elle dépend des quotas laitiers et de la politique agricole commune, la dimension européenne est très forte, certes, et ce n’est pas uniquement un problème de gouvernement français. C’est un problème plus général qui est très lié à l’Europe. Reste que les agriculteurs en ont un peu « gros sur la patate ». Ils ont un peu de vague à l’âme. Le monde agricole a l’idée qu’on ne lui reconnaît pas son rôle indispensable de gardien de la nature, des déséquilibres naturels. Il y a une idée générale du « on ne nous reconnaît pas assez pour ce que nous sommes »

La Marseillaise. Et le FN sait en profiter à son compte ?

Nona Meyer. La force du Front national, aujourd’hui, c’est de dire « vous avez fait la droite, vous avez essayé la gauche, ils se sont cassés les dents, ils n’ont pas réussi à sortir la France de la crise » et ce discours de l’impuissance des gouvernants fait tilt. Cela dit on ne peut pas ramener les individus à une profession. Il y a des clivages aussi chez les agriculteurs. Il y a des agricultures familiales. Il y a de l’agriculture expansive, etc. Il faudrait aller plus loin et nous n’avons pas pour l’heure assez de données pour comprendre la diversité du monde agricole. On sait quand même que globalement ça reste un milieu très orienté à droite. Et il est clair qu’au sein de cette droite, le Front national a pour l’instant de quoi se développer à l’horizon 2017 en jouant sur la colère et sur les peurs…

Entretien réalisé par Claude Gauthier (La Marseillaise, le 2 mars 2016)

Débat. Une gauche perdue dans un train de mesures liberticides

le 27 February 2016

Débat. Une gauche perdue dans un train de mesures liberticides

André Koulberg, philosophe et militant des Droits de l’Homme, fustige le régime d’exception de l’état d’urgence, « contraire à nos droits fondamentaux ».

« Il faut assigner à résidence les individus dangereux » ; « interner toutes les personnes fichées pour terrorisme » ; « les individus suspects sont à considérer comme coupables. » Voici quelques-unes des citations, venant de la droite, lues ou entendues dans les médias, au lendemain des attentats de novembre, égrainées par le philosophe André Koulberg, en introduction de la conférence tenue ce jeudi soir, à La Ciotat, à l’invitation du comité local d’Attac.

Il n’y a pas là de provocation, mais une simple volonté de rappeler, de manière salutaire, l’état d’esprit. « Les attentats, extrêmement graves, nécessitent une réponse. Mais quelles sont les cibles visées ici ? Des suspects. C’est un discours vertigineux, contraire à nos droits fondamentaux. Et plutôt que de prendre du recul, le gouvernement va foncer dans cette direction, surfer sur cette vague, et s’atteler à construire un socle juridique avec : la réforme de la procédure pénale, l’état d’urgence ou encore la déchéance de nationalité », autant de mesures « convergentes ». Et « ce train de mesures ne concerne pas uniquement quelques terroristes, mais 66 millions de Français ».

« Toutes les tyrannies prétendent nous protéger »

Et au philosophe de porter l’estocade : « Ils ne savent pas que depuis 1830-1840, les socialistes ont donné des réponses, des solutions à ce genre de situation », lance-t- il avant de lister les grands absents du débat : « L’échec scolaire, le contexte économique et social, les discriminations, la ségrégation, les inégalités grandissantes, les libertés publiques », mais aussi « la corruption ». Au lieu de ça, l’état d’urgence est prolongé « jusqu’à ce que… » en donnant aux autorités des moyens extraordinaires allant de « la fermeture de salles, l’inter- diction de réunion et de manifestation, jusqu’aux perquisitions de nuit ». Pour autant, la quasi-totalité des milliers de procédures ne concernent pas le terrorisme mais des délits de droit commun. « Quand l’usage n’est pas politique, comme il en a été lors des arrestations, assignations à résidence et interpellations d’écologistes lors de la COP21 ». Il est à ce titre surréaliste que, depuis janvier, des groupuscules d’extrême droite fassent coup de poing sur coup d’éclat, dans tout le département des Bouches-du-Rhône en toute impunité…

« On ne peut pas s’aliéner de sa liberté, ce n’est pas la même chose qu’un bien disait Rousseau », convoque le philosophe avant de rappeler cet avertissement de John Locke « toutes les tyrannies prétendent nous protéger », et « on ne peut imaginer un outil plus autoritaire pour qui arriverait au pouvoir en 2017 », conclut André Koulberg, devant une assistance perplexe quant aux « alternatives » à cette « dérive autoritaire ». « Le danger est d’en rester au gémissement », lance un participant, « si une majorité de la population s’inquiète du FN et opère "un sursaut" il ne sera pas nécessairement éternel », poursuit un autre. Et s’il y a un état d’urgence, c’est celui « d’inventer un contre projet ».

La Marseillaise, le 27 février 2016

Pierre Boutan. « Les réformes datent du début de l'écriture »

le 22 February 2016

Pierre Boutan. « Les réformes datent du début de l'écriture »

Ce spécialiste des sciences du langage minimise les conséquences des modifications de l'orthographe dans les manuels scolaires. Il craint plus l'emploi non francisé des mots anglais. « Le français a une orthographe extrêmement complexe que personne ne maîtrise. »

Pierre Boutan est président de l'association des Amis de la mémoire pédagogique. Il est également membre associé de plusieurs équipes de recherche sur les questions de langue, notamment à l'université Paul-Valéry de Montpellier et à Paris VII.

La Marseillaise. Pourquoi toute réforme de l'orthographe crée-t-elle un tel débat ?

Pierre Boutan. Ce n'est pas sans rapport avec des arrière-pensées idéologiques et politiques qui consistent à dire que dans le domaine de l'éducation comme ailleurs, tout va de plus en plus mal. La moindre des initiatives est prise pour cible comme démontrant que le monde est en situation de désespoir. En l'occurrence, sur une échelle de 60 ans, y-a-t-il une dégradation des conditions de connaissance des petits Français ? Ma réponse est non. Il y a 60 ans, il y avait 12% d'une classe d'âge qui accédait au baccalauréat. Aujourd'hui nous en sommes à plus de 65%. On me racontera tout ce qu'on voudra, mais c'est intenable de dire qu'il y a une dégradation globale.

La Marseillaise. Que pensez-vous de la réforme actuelle ?

Pierre Boutan. Il n'y a pas de réforme. La Ministre a décidé de demander aux éditeurs de manuels scolaires d'appliquer une simplification qui date de 1990. Notre orthographe n'a malheureusement pas été l'objet de grandes réformes comme l'ont été l'espagnol, l'allemand et le russe au XVIIIe siècle, c'est-à-dire avant la généralisation de l'école. Le résultat est qu'on a sur les bras une orthographe extrêmement complexe que personne ne maîtrise. La preuve c'est qu'on fait des concours de dictée pour mettre en valeur ceux qui résistent à un certain nombre de difficultés de notre système orthographique. Cela n'existe dans aucune autre langue. Et cela se répercute dans les difficultés d'apprentissage.

La Marseillaise. On ne peut nier en effet que même des étudiants qui ont fait de longues études rendent des copies truffées de fautes d'orthographe...

Pierre Boutan. L'idée que dans les temps anciens, en général la jeunesse de ceux qui parlent, tout le monde maîtrisait l'orthographe est fausse. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu dans les vingt dernières années, une dégradation de la maîtrise de l'orthographe. Pour deux raisons. Pendant la période Sarkozy on a détruit la formation des maîtres et on a reculé sur la nécessité impérieuse que les maîtres du primaire aient les connaissances suffisantes pour changer leurs habitudes dans l'apprentissage de l'orthographe. Il faudrait qu'ils aient en plus de la formation initiale une formation continue. Il faudrait aussi qu'on sorte de l'idée selon laquelle un maître peut tout enseigner.

La Marseillaise. Cependant est-ce que, au lieu d'améliorer le système éducatif, on n'est pas en train de simplifier l'orthographe ?

Pierre Boutan. C'est qu'un des éléments d'amélioration du système est de réduire les difficultés de l'orthographe. Alors sur environ 100.000 mots les spécialistes ont accepté aux examens une graphie plus simple que la graphie actuellement reconnue pour 2.400 mots (ce qui est très peu).

La Marseillaise. Ceux qui emploieront l'ancienne graphie ne feront donc pas de faute ?

Pierre Boutan. Non sur toute une série de mots par exemple, il n'y aura plus besoin de trait d'union, mais l'ancienne graphie sera acceptée. Mais je note qu'il y a déjà d'innombrables mots qui ont perdu leur trait d'union.

La Marseillaise. Pour vous cette simplification n'a pas grande importance ?

Pierre Boutan. Elle cherche à réduire cet inconvénient majeur pour celui qui apprend le français, qu'est l'apprentissage de l'orthographe. Par exemple, on se passe d'accent circonflexe là où il ne permet pas de distinguer deux mots différents. En outre, il a été rajouté souvent à tort. Ce signe qui vient du Moyen- Age remplaçait le « s » qui n’avait plus de valeur sonore, mais on le conservait par souci de faire ressembler la langue au latin. Pendant des siècles on a considéré que le latin étant la plus belle des langues (avec le grec), puisque c'était celle des savants et de l'église, il fallait que le français ressemble au latin. Or le latin est tout à fait différent du français parce qu'il dispose d'un système de marque des relations dans la phrase, les déclinaisons, qui n'existe plus en français où il a été remplacé par l'ordre des mots. Le latin est donc une langue très étrangère au français.

La Marseillaise. L'accent circonflexe marque pourtant l'histoire, l'étymologie du mot.

Pierre Boutan. C'est beaucoup moins important que ce qui caractérise toute écriture européenne : rendre compte des sons. En français, 80% des signes rendent compte de sons. Dans les 20% qui restent il y a beaucoup d'autres indications sur les relations entre les mots, qui donnent du sens et d'autres qui ne donnent d'informations que sur l'histoire du mot.

La Marseillaise. Y-a-t-il déjà eu beaucoup de réformes de l'orthographe ?

Pierre Boutan. Oui il y en a depuis le début de l'écriture. Plus près de nous, en 1901, un décret a annoncé qu'il n'y aurait plus d'accord sur le participe passé, mais cela n'a duré qu'un an parce qu'il y a eu une offensive de toutes les forces réactionnaires, en particulier de l'Académie française qui a fait des progrès depuis. Institution qui d'ailleurs a cette particularité de ne plus avoir un seul linguiste depuis un siècle dans ses rangs.

La Marseillaise. En revanche, il n'y a aucune objection à ajouter des mots anglais dans la langue française ?

Pierre Boutan. Oui la pression de la langue dominante, qui n'est pas dominante par hasard, mais parce qu'elle est en rapport avec la domination économique, amène malheureusement à emprunter à l'anglais des mots sans les franciser, sans utiliser les modèles graphiques du français. Prenez week-end, Raymond Queneau l'écrivait il y a plus de cinquante ans ouikende.

La Marseillaise. Il y a déjà beaucoup de mots français qui viennent de langues étrangères ?

Pierre Boutan. Toute langue fonctionne avec des emprunts. Un dictionnaire étymologique est la preuve qu'une langue dépend entièrement des autres langues. Mais l'usage non francisé des termes anglais crée une situation très dangereuse du point de vue de la cohérence de l'écriture. Ce qui est étonnant c'est que toute une série de règles, mises en place notamment sur la langue de la publicité, ne sont pas appliquées, pas plus que la loi Toubon de 1984 qui pénalisait les entreprises qui n'utilisaient pas le français notamment dans les modes d'emploi.

La Marseillaise. Vous voulez dire que les modifications actuelles ne sont pas dangereuses pour le français alors que l'utilisation de l'anglais non francisé l’est ?

Pierre Boutan. Évidemment. C'est ce qui est le plus grave. Quand on écoute le vocabulaire de la mode, de la musique, de la publicité on s'aperçoit qu'une masse de mots sont importés de l'anglais sans francisation.

Propos recueillis par Annie Menras (La Marseillaise, le 22 février 2016)

Épuration. De l’enfermement des collabos à la Libération

le 22 February 2016

Épuration. De l’enfermement des collabos à la Libération

À la fin de la guerre, 25.000 personnes ont été internées dans les 16 centres de séjour surveillé de la région. Un chercheur a étudié ces lieux effacés de la mémoire. L’angle mort de la Libération.

L’histoire des camps de la Libération créés par le ministère de l’Intérieur pour y interner les collaborateurs et les personnes suspectées d’intelligence avec l’ennemi, n’avait jamais été complètement étudiée.

Dans un livre passionnant, Incarcérer les collaborateurs, centré sur les 16 centres de séjour surveillé (CSS) de la région de Marseille, Laurent Duguet, chercheur associé au centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales de l’université Paul-Valéry Montpellier, raconte l’organisation de ces camps, de leur implantation à leur dissolution fin 1945. Son ouvrage fouillé nous donne à voir le fonctionnement durant 17 mois de « ces camps éphémères qui n’étaient destinés à durer que le temps de traduire les suspects devant les cours de justice et les tribunaux militaires ».

« Au début, tout le monde arrête tout le monde »

Le lecteur pénètre de plain-pied dans la paillasse du centre de Gap le premier à ouvrir en août 1944, des baraquements de Sorgues, Saint-Mitre près d’Aix, Arles, Bandol et Reillanne. Il entre dans la forteresse de Saint-Vincent-les-Forts où l’on croisera l’écrivain Jean Giono. En Paca, 25.000 personnes, y ont transité, du vrai collaborateur au misérable dénoncé par un voisin. Durée moyenne d’internement : trois mois. La collaboration a été active dans le Sud de la France soumis à deux occupations, italienne et allemande. « Le nombre de personnes suspectes arrêtées est assez considérable à la Libération. Au début, l’armée, les gendarmes, les FTP, les FFI, le voisin, tout le monde arrête tout le monde », explique Laurent Duguet qui a interrogé l’ancien commissaire régional de la République à Marseille, Raymond Aubrac (décédé en 2012) et qui avait signé le 6 novembre 1944 un arrêté pour désengorger les prisons remplies de suspects. « On est surpris en lisant les rapports des préfectures qui se retrouvent avec un nombre incalculable de suspects dans les maisons d’arrêt mêlés aux détenus de droit commun. C’est un chaos que les Préfets tentent d’organiser le moins mal possible. »

Un sujet tabou ? « C’est intéressant de voir que ces camps ont complètement disparu de la mémoire collective. Le camp de Sorgues est aujourd’hui aménagé en maisons. Les habitants ignoraient qu’ils logeaient dans un ancien camp d’internement », note Laurent Duguet qui a comptabilisé, classé les populations jetées dans ce « déversoir des rancœurs masqués » mais qui fut aussi le refuge pour les personnes arrachées des prisons clandestines, sauvée d’une exécution sommaire. « Ils permirent que l’épuration sauvage des débuts ne prennent une tournure encore plus dramatique », dit-il.

« Les personnes arrêtées et internées dans les CSS ne doivent être l’objet d’aucune brimade ni de mauvais traitements. Il n’appartient pas au personnel de chercher à savoir si elles sont coupables ou non, ni d’apprécier le niveau de leur culpabilité », rappelait une directive. Car les CSS n’échappent pas aux trafics, dérives et bavures. « Ce qui m’intéressait, c’est de travailler sur les différents strates de populations, de nationalités détenues dans ces camps car on est loin du profil type du milicien », explique Laurent Duguet. « On y trouve des Italiens que l’on veut sauver de la vindicte populaire, des civils allemands laissés par l’armée américaine, des Alsaciens-Lorrains. Ce n’est qu’à la fin quand les commissions de tri et de vérification ont libéré ceux qui étaient détenus pour rien qu’on arrive enfin au gratin de la collaboration, ceux qui avaient fui en Suisse dans le sillon de Pétain et qu’on arrête en Italie, les SOL (Service d’ordre légionnaire de Darnand), les miliciens, les Waffens SS français de la division Charlemagne qu’on retrouve beaucoup dans le camp de Sorgues. »

Les camps, une tradition française

À Marseille, le centre qui ouvre en janvier 1945 dans la prison de la rue Saint-Pierre (siège depuis 1994 de l’AP-HM), là où la Gestapo enfermait juifs et résistants, se retrouve aussitôt avec 711 internés. « On y trouve des femmes en proportion importante, des Françaises arrêtées pour collaboration horizontale mais aussi des civiles allemandes et italiennes avec des enfants en bas-âge. Certaines sont là aussi sans reproche spécifique, juste laissées par l’armée US. On trouve aussi 209 mineurs allemands âgés de 14 à 18 ans. » L’auteur dresse le portrait des directeurs des centres, le plus souvent d’anciens résistants respectueux des droits, et parfois d’anciens geôliers de Vichy qui ont repris du service. Comme l’ancien chef de camp de tsiganes de Saliers, mis en place en 1942 par Pétain, qui est requis pour diriger le centre de Saint-Pierre…

On ne peut s’empêcher à sa lecture d’y voir un parallèle avec l’actualité. « J’ai trouvé délirant le discours de Laurent Wauquiez réclamant l’ouverture de camp d’internement pour terroristes », reconnaît l’auteur. « À la Libération, on est vraiment dans un vrai état de guerre quand on créé ces camps que l’on veut provisoire car l’obsession c’est le rétablissement de la légalité républicaine. Or le discours en- tendu est inverse. Il faut avouer que le camp d’internement, c’est une tradition assez française. Des camps de Vichy ou de la guerre d’Algérie, l’armature est la même. » Les jeunes allemands de Saint-Pierre ? « Ils ont été rapatriés en Allemagne par les Américains après dénazification. »

David Coquillé (La Marseillaise, le 22 février 2016)

« Incarcérer les collaborateurs, Dans les camps de la Libération, 1944- 1945. » Laurent Duguet, 320 pages. 2015. Vendémiaire.

L'usine Altéo de Gardanne. Un combat pour produire propre

le 21 February 2016

L'usine Altéo de Gardanne. Un combat pour produire propre

Jacques Broda. « L’éthique, veille active »

le 19 February 2016

Jacques Broda. « L’éthique, veille active »

Le sociologue tient à partir du 27 février un cycle de conférences philosophiques avec le philosophe-résistant Jankélévitch et la républicaine espagnole Maria Zambrano en toile de fond.

La Maison de la Région, sur La Canebière, accueillera lors de quatre matinées (27 février, 5 et 12 mars et 2 avril) un séminaire philosophique autour de l’innocence, à l’initiative de Jacques Broda. Quand l’innocence et l’humilité réalisent l’éthique.

La Marseillaise. Selon vous, quel est le rôle de l’éthique dans nos sociétés ?

Jacques Broda. Je pense que la valeur essentielle du social, du politique et de l’éthique est la justice. Tout mon propos s’articule sur l’absolue nécessité d’une justice sociale, en dehors de laquelle rien n’est possible. Quand on pense une société plus juste ou moins injuste, on a déjà abdiqué l’idée d’une société juste. Pour les réfugiés les SDF, les pauvres, ce n’est pas une société plus juste qu’il faudrait mais la justice tout court. Une certaine intransigeance de la justice comme valeur supérieure me semble être le premier geste du politique et de l’éthique. La position éthique est une veille active. Être attentif à l’autre, à soi. C’est une volonté engagée du côté du bien.

La Marseillaise. « Le traité des vertus » de Jankélévitch se réfère au diable et à dieu. Cela ne revient-il pas à une vision manichéenne et davantage morale qu’éthique ?

Jacques Broda. Chacun de nous est pris dans des contradictions. J’essaie de trouver une articulation entre l’éthique et la morale. Pour moi la morale n’est pas un gros mot car son utilisation a été dévoyée. Ici intervient l’innocence comme pierre angulaire de l’éthique. Quand Jankélévitch parle du diable, ce n’est pas d’un point de vue religieux. C’est le mensonge, la perversion et la méchanceté. À l’adolescence, un gamin de 15 ans risque de perdre l’innocence de son enfance, il n’est pas suffisamment éclairé. Il est pris dans ses contradictions. Tout cela sur un fond de crise sociale inouï. On naît innocent, puis on le reste ou non à l’adolescence comme passage. Le dernier temps de l’innocence est la sagesse.

La Marseillaise. Par quels moyens garder cette innocence ?

Jacques Broda. Maria Zambrano dit : « Car seul l’homme est un mendiant. » C’est de la philosophie réelle. 2 milliards de personnes sur la terre n’ont rien. Le mendiant ne vole pas, ne tue pas. Il attend de l’autre. Le fait d’oser demander est un fait d’humanité. Zambrano dit que la demande du mendiant, du point de vue philosophique, c’est ce qui a permis à l’homme de penser. Que Jankélévitch et Zambrano soient demeurés innocents après les épreuves traversées est exceptionnel. Ils le sont restés par un travail philosophique pour ne pas être entamés par des forces mortifères. Cela re- vient à la question du racisme. Levinas dit aussi que le racisme est plus une expérience individuelle à dépasser. C’est là que j’introduis l’humilité qui est le second concept fondamental de l’éthique, avec l’innocence. La personne humble n’est pas touchée par le racisme. C’est le raciste qui est distordu et non celle qui en est victime. Il faut une capacité morale, éthique et politique pour ne pas se laisser toucher par ce venin. L’humilité est une digue contre la violence. C’est le ressort de la dignité. Du point de vue de Jankélévitch et de Zambrano, si il n’y avait pas eu avant la justice la question de la charité, il n’y aurait peut-être même pas l’idée de justice. La justice au niveau politique est le bras armé de la charité. Faire tout pour sauver l’autre.

Propos recueillis par Philippe Amsellem (La Marseillaise, le 19 février 2016)

Benjamin Coriat. « Affronter la crise et non laisser l’Europe se dénaturer »

le 19 February 2016

Benjamin Coriat. « Affronter la crise et non laisser l’Europe se dénaturer »

L’analyse du Brexit par un économiste atterré et pro-européen.

Professeur d’économie à l’Université de Paris 13, Benjamin Coriat est également membre du Conseil d’administration des économistes atterrés.

La Marseillaise. Faites-vous un lien entre le traitement accordé par l’Europe à la Grèce et la Grande-Bretagne et comment l’analysez-vous ?

Benjamin Coriat. Il est choquant de voir que le cas grec n’a bénéficié d’aucune souplesse alors que les demandes de la Grèce se justifiaient de part l’état du pays alors que dans le cas de la Grande-Bretagne, on est près à revenir sur des éléments qui constituent des principes fondamentaux de la construction européenne : la liberté de circuler avec les droits qui vont avec. Sans eux, nul besoin de l’Union européenne pour franchir une frontière ! La question est pourquoi. Pourquoi ces choix qui dépendent, comme toujours, essentiellement de l’Allemagne ? Parce qu’elle a peur de perdre un allié libéral au sein de la Commission européenne et qu’elle est donc prête au-delà de ce qu’elle prétend pourtant être sa culture : le respect des règles. Il y a aussi le fait que l’Union européenne est dans un état d’extrême fragilité et qu’elle a peur qu’un retrait de la Grande-Bretagne ne provoque une explosion. Mais je pense qu’un démantèlement par petits morceaux peut se révéler encore plus mortel.

La Marseillaise. Quand la Grande-Bretagne négocie une baisse des charges patronales ou plus d’accords commerciaux type TAFTA, n’est-ce pas in fine un jeu de dupe qui se joue visant à pousser encore les principes libéraux ?

Benjamin Coriat. La Grande-Bretagne a toujours été pour une structure de marché mais sans politique commune. Elle s’est toujours dispensée des mesures visant à l’intégration. En ce sens, elle est cohérente. En revanche, les positions de la France et de l’Allemagne sont très surprenantes. Jusque là, elles ont toujours défendu un minimum de politique commune. Malgré l’opposition de la Grande-Bretagne, l’espace Schengen, l’union bancaire, la charte sociale… ont été mises en place. Là, les deux pays semblent prêts à mettre un doigt dans l’engrenage d’une vision anglo-saxonne de l’Europe.

La Marseillaise. Faut-il garder la Grande-Bretagne et si oui à quel prix ? Ou sa sortie pourrait-il être une chance ?

Benjamin Coriat. La question n’est pas de chasser la Grande-Bretagne mais de céder ou non sur ses exigences. A mon sens, ce serait une catastrophe de le faire. Si elle veut partir, bon courage, car elle a beaucoup à y perdre. Et si elle s’en va ce pourrait être une chance car la crise qui est patente pourra enfin éclater. On pourra enfin se poser la question de quelle Europe, qui la veut et sur quelles bases, quitte à tout recommencer. Mieux vaut affronter la crise que de laisser ainsi l’Europe se dénaturer.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 19 février 2016)

Francis Wurtz. « Cameron pris au piège »

le 19 February 2016

Francis Wurtz. « Cameron pris au piège »

Un chantage de James Cameron aux conséquences extrêmement graves : le Député européen honoraire du groupe de la gauche unitaire européenne, décrypte le Brexit.

Député honoraire du parti de la gauche européenne au Parlement européen, Francis Wurtz analyse les enjeux autour de la Grande-Bretagne, avec toujours le même fil conducteur : la construction d’une Europe sociale.

La Marseillaise. L’un ne voulait pas sortir de la zone euro, l’autre veut quitter l’Union européenne : malgré les différences entre Grexit et Brexit, on ne peut que remarquer les différences de traitement ?

Francis Wurtz. En effet et pour deux raisons assez cyniques : la Grande Bretagne défend une Europe libérale et est un pays fort quand Alexis Tsipras était un acteur d’une aspiration à une Europe sociale à la tête d’un pays faible. Des différences qui justifient le double traitement : extrême bienveillance vis-à-vis de Cameron et grande dureté face à la Grèce.

La Marseillaise. On peut faire un parallèle sur le fait que les deux s’en réfèrent aux fondements de la construction européenne, la Grèce pour y revenir, la Grande-Bretagne pour s’en départir. Pourtant, de manière presque schizophrène, l’Europe est beaucoup plus conciliante avec les seconds ?

Francis Wurtz. En effet et cela montre bien que les plus Européens ne sont pas ceux que l’on croit. Les principaux dirigeants actuels sont pro-européens à condition que l’on respecte leur stricte conception libérale et autoritaire. Or, Alexis Tsipras était porteur d’un sentiment qui, à mon sens, est majoritaire chez les citoyens européens : favorables à la construction européenne mais poussant pour une réorientation profonde.

La Marseillaise. Entre les exigences d’hier (cf le « give my money back » de Margaret Thatcher) et celles d’aujourd’hui (plus de compétitivité, moins de prestations sociales), n’est pas un jeu de dupe qui se joue,concernant plus une prise de pouvoir des libéraux que d’une position anglaise ?

Francis Wurtz. L’Europe d’aujourd’hui est largement une construction anglaise –pour la financiarisation de l’économie, la dérégulation, l’américanisation… et allemande– du point de vue de la politique monétaire, budgétaire, de la gouvernance économique… Et ce qui relevait de l’identité britannique quand Margaret Thatcher était au pouvoir est aujourd’hui une règle largement commune dans l’Union européenne. Cependant, il faut nuancer car il y a chez les libéraux des souverainistes farouches où les Britanniques proposent un exemple type, mais également des personnes qui estiment qu’il faut s’organiser autrement et sont pro-européens. Le même clivage existe à gauche avec une partie non-négligeable de fédéralistes et une autre, aussi peu négligeable, attachée à la souveraineté. Gardons-nous donc d’une ligne rouge entre ces deux visions. Le clivage qui me semble bien plus profond est entre social et libéral, démocratique et centralisé, dominant et autoritaire.

La Marseillaise. Mais du point de vue de ce clivage, le départ de la Grande-Bretagne pourrait-il être une chance pour faire reculer le camps libéral ?

Francis Wurtz. Je n’en crois rien. L’Europe est déjà très « anglo-saxonnisée » dans le pire sens du terme et ce n’est pas le départ des Britanniques qui résoudra ce problème. Celui-ci ne sera résolu que par une grande mobilisation des partisan d’une réforme profonde, à une échelle suffisamment importante pour créer la masse critique suffisante pour créer un nouveau rapport de force. De plus, l’Angleterre ce n’est pas que James Cameron et Nigel Farage. Nous avons de bonnes relations avec bon nombre de Britanniques et c’est un grand pays avec un rayonnement important. Ceci posé, il ne faut en aucun cas céder au chantage de Cameron.

La Marseillaise. Chantage dans lequel la Grande-Bretagne a également beaucoup à perdre, notamment avec le marché commun ?

Francis Wurtz. C’est effectivement un marché en accès libre représentant 500 millions de consommateurs solvables pour reprendre les formules des libéraux. Une véritable poule aux œufs d’or qu’ils pourraient tuer en sortant de l’Union européenne. Les milieux dirigeants le savent et en veulent beaucoup à Cameron qui a lancé ce sujet pour de seules raisons de politique politicienne. Il pensait en effet empêcher ainsi les europhobes de son parti d’aller vers l’UKIP. Il est aujourd’hui pris au piège de sa propre aventure et ne sait plus comment ramer pour s’en sortir. Et tout ce qu’il pourra « recevoir » comme os à ronger ne changera rien au courant europhobe qu’il a alimenté. Autre perte potentiellement considérable : le fait que la city est l’actuelle place financière européenne. Sans oublier, non plus, un problème « interne » : le fait qu’en Écosse les indépendantistes sont pro-européens.

La Marseillaise. Et pour l’Europe ?

Francis Wurtz. Ce serait également douloureux. Parce que la Grande-Bretagne représente 17 à 20% des richesses de l’Union, qu’elle est membre du Conseil de sécurité et dispose d’une grande diplomatie et que les dirigeants actuels les plus atlantistes perdraient leur principal allié. Enfin, cela créerait un précédant à un moment où l’Europe connaît une véritable crise existentielle. L’enjeu est donc très important avec comme premier responsable, sinon le seul, James Cameron. Et la façon dont répondent les dirigeants européens est, pour l’heure, exécrable.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 19 février 2016)