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Valentin Porte. « Les migrants sont traités de façon inhumaine »

le 19 April 2016

Valentin Porte. « Les migrants sont traités de façon inhumaine »

Valentin Porte Membre de la Ligue des droits de l’Homme, il présente les projets de l’association « Tous pour Calais ».

La Marseillaise. Pourquoi avoir créé cette association ?

Valentin Porte. A la base, je fais partie du groupement citoyen « Aix Action anti froid », qui fonctionne autour d’une page Facebook créée par trois étudiantes. Elles donnent beaucoup de leur temps pour aider les sans-abri d’Aix, en récoltant des vêtements et en faisant des maraudes. A la fin de la campagne d’hiver, avec quelques volontaires de ce groupement, on était désireux de monter projet pour venir en aide aux migrants. Etant à la LDH, j’ai reçu plusieurs mails de chefs de section qui relayaient les appels des associations de Calais expliquant qu’elles avaient besoin de bénévoles et de dons de vêtements, de nourriture et de matériel de construction. On s’était dit qu’on organiserait nos collectes de la même façon que Action Anti froid, en créant une page Facebook et en prévoyant un trajet début juin. Il se trouve que ça a pris un peu d’ampleur. On a donc déposé un statut associatif afin de pouvoir défiscaliser les dons reçus. C’est comme ça qu’est née « Tous pour Calais » et la campagne de financement sur Ulule. L’objectif est d’atteindre 1.600 euros pour financer le trajet. Les frais d’hébergement sur place seront pris en charge par les bénévoles.

La Marseillaise. Vous envisagez plusieurs voyages ?

Valentin Porte. Sans argent, on ne pourra même pas faire le premier, donc le plus urgent, c’est la campagne sur Ulule. On devrait avoir un véhicule qui nous sera prêté, ce qui nous permettrait d’utiliser les fonds destinés à la base à la location, pour acheter plus de matériel pour les migrants. Mais on est quand même à la recherche d’éventuels partenaires, MJC, maisons de quartiers ou autres, qui seraient enclins à nous prêter un véhicule pour le cas où nous aurions beaucoup de choses ou de bénévoles à emmener.

La Marseillaise. Vous n’avez pas l’impression que l’État se repose sur l’action citoyenne ?

Valentin Porte. On se rend compte que les personnes sur place vivent dans des conditions inhumaines, la plupart n’ont pas de quoi se nourrir ni de quoi s’habiller ni même de quoi s’abriter et c’est vraiment sur cette base là qu’on a décidé cette action. La façon dont l’État gère ces migrants, on n’y accorde pas forcément d’importance même s’il y a des lacunes. On ne veut pas rentrer dans des polémiques ou des avis tranchés. On ne s’occupe que du soutien à ces personnes. Il faut savoir que la jungle de Calais existe depuis fin 99. On a peu d’espoir que des solutions pérennes soient trouvées pour eux dans un avenir proche. Mais si la situation évolue et qu’on n’a plus besoin de nous, on se consacrera à d’autres projets. Il n’y a pas que les migrants, qui sont traités de façon inhumaine.

Propos recueillis par Sabrina Guintini (La Marseillaise, le 19 avril 2016)

Amérique latine. « La gauche est dans l’obligation de trouver un nouveau souffle »

le 15 April 2016

Amérique latine. « La gauche est dans l’obligation de trouver un nouveau souffle »

La crise au Brésil est la dernière illustration d’un regain de tension entre forces progressistes et réactionnaires. Ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique, Maurice Lemoine analyse ces tentatives de déstabilisation contre les gouvernements socialistes.

Un processus de destitution est en cours contre la présidente brésilienne de gauche Dilma Rousseff. Le vote aura lieu ce week-end. Une situation qui rappelle l’offensive de la droite vénézuelienne depuis sa victoire aux législatives le 6 décembre 2015 pour faire partir du pouvoir le président Nicolas Maduro. Sans oublier les putschs contre les Présidents de centre-gauche du Honduras Manuel Zelaya en 2009 et du Paraguay Fernando Lugo en 2012. Quant à l'Équatorien Rafael Correa et le Bolivien Evo Morales, ils ont subi des tentatives de déstabilisation qu’ils ont su repousser.

Après une quinzaine d’années de succès électoraux, initiés par l’élection de Hugo Chavez en 1999, la gauche latino-américaine est-elle en repli ? Subit-elle l’usure du pouvoir ? Et ce alors que des conflits historiques sont, eux, en voie de résolution: entre Cuba et les États-Unis ou entre les Farc et l’État colombien.

« Le phénomène est global » estime Maurice Lemoine, ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique qui résume la situation : « C’est une lutte de la droite dure contre les gouvernements de gauche. Après 15 années de défaites, elle revient, plus revancharde que jamais en profitant de la faiblesse de certains gouvernements fragilisés par les effets de la crise mondiale. »

Car force est de constater que la chute des prix des matières premières depuis plusieurs années, dont le pétrole, a enfoncé certains pays dans la crise. Le Venezuela notamment qui vit grandement de ses recettes dues à l’exportation de l’or noir. Mais pas uniquement.

On sent un mouvement général, et une recette récurrente : une droite aux aguets, un patronat déterminé à reconquérir des positions, des médias privés appartenant à de grands groupes d’industrie menant campagne contre les gouvernements. Et souvent, jamais très loin, la Maison Blanche.

Entretien et tour d’horizon avec Maurice Lemoine qui dans son dernier ouvrage, « Les enfants cachés du général Pinochet », analysait déjà ce qu’il définit comme des « coups d’État modernes et autres tentatives de déstabilisation ».

Venezuela : « La droite veut sortir le Président Maduro dans les 6 mois »

« C’est un grand paradoxe. Alors que c’est le début de la fin de la guerre froide entre Cuba et les États-Unis, le Président américain Barack Obama a publié en 2015 un décret d’urgence estimant que le Venezuela menaçait les États-Unis. La défaite des chavistes aux dernières législatives a été lourde. Elle est notamment due aux erreurs du gouvernement qui n’a pas su lutter contre la corruption. La droite a maintenant choisi la déstabilisation économique pour renverser le Président Nicolas Maduro. La même chose qu’au Chili en 1973. Par exemple, des entreprises chargées d’importer des produits alimentaires ne les mettent pas en magasins, les rayons sont vides et le marché noir se développe et fait flamber les prix. Et le mécontentement des gens avec. En décembre, ce n’est pas tant la droite qui a gagné (350000 voix de plus que les précédentes élections) que la gauche qui a perdu (2 millions de voix en moins). La droite s’est donné 6 mois pour sortir Nicolas Maduro. »

Brésil : « La bourgeoisie locale ne veut plus partager les richesses avec les pauvres »

« Dans le pays, ce n’est pas noir ou blanc. Comme en Argentine, on assiste à la fin d’un pacte avec la bourgeoisie locale. La bourgeoisie n’a pas été affectée par la politique menée par Lula entre 2003 et 2010. Elle a même profité de la hausse des exportations et a accepté sa politique sociale qui a quand même sorti plus de 25 millions de personnes de la pauvreté. En fait, cette politique avait le soutien des plus riches et des plus pauvres. Mais aujourd’hui, la bourgeoisie ne veut plus partager ! Dilma Rousseff était à la fois alliée avec des formations de droite qui la lâchent aujourd’hui, ce qui a affaibli la gauche, et reçoit une offensive majeure de l’opposition. Sur la question de l’affaire de corruption de Petrobras, il n’y a pas à contester: c’est un vrai scandale. Dont ont d’ailleurs profité tous les partis. Mais les accusations contre Dilma Rousseff et Lula ne peuvent pas légalement finir en destitution. Je pense qu’on assiste à une sorte de coup d’État médiatico-judiciaire. Cette fois, la responsabilité de Washington n’est pas établie. Lula était en quelque sorte l’enfant chéri des États-Unis, l’homme de gauche qui avait une bonne image face au méchant Hugo Chavez. Si le Brésil venait à basculer à droite ce serait un vrai coup dur. C’est un moment charnière, un changement d’époque. »

Argentine : « La politique de la droite de retour au pouvoir est vraiment rude »

« C’est une défaite normale la gauche contre la droite. Les mesures du nouveau Président Macri ont été d’une rare brutalité : licenciements des fonctionnaires et loi pour permettre aux médias privés de reprendre le dessus face aux publics. La nouvelle politique économique mise en place est vraiment très rude. »

Cuba : « Un énorme défi pour la jeune génération »

« Cuba n’est plus isolée. Il existe aujourd’hui des structures d’intégration comme la Communauté des États des Amériques et des Caraïbes (Celac) ou l’Unasur (Union des Nations sud-américaines). En 2011, quand s’est créée la Celac, c’est Cuba qui a présidé. Cela voulait dire aux États-Unis : ici c’est chez nous ! C’est ça que Washington veut casser. Sur les relations entre Cuba et les États-Unis, je minimiserais quelque peu les avancées. Barack Obama a fait un constat d’échec de la politique américaine menée contre l’île depuis plus de 50 ans. Si Washington dit respecter la souveraineté cubaine, son objectif reste d’en finir avec le socialisme cubain à travers la création d’une classe moyenne sur l’île car les Américains savent que c’est cette classe qui lâche en premier. Cuba est face à une grande inconnue, un grand défi. Les réformes étaient nécessaires et elles sont arrivées au bon moment car on arrive à la fin de la génération historique de la Révolution. A partir de 2018, il y aura un saut de génération. La jeunesse cubaine est comme la jeunesse du monde entier. Elle a envie de santé, d’éducation, de culture, mais aussi d’aller voir le monde et de s’acheter des Nike. Pour autant, je serais surpris que l’île bascule dans le capitalisme. Ce serait un trop grand saut dans l’inconnu. Et ce sera plus facile pour Cuba socialiste s’il y a des gouvernements de gauche en Amérique latine autour d'elle. »

Colombie : « La paix uniquement en cas de démilitarisation »

« Le dialogue se mène à La Havane depuis plusieurs années déjà. Différents points d’accord ont été trouvés entre les Farc et le gouvernement du Président Manuel Santos. Mais il reste un problème majeur : la manière de démobiliser la guerilla et de l’insérer dans la vie civile et politique. Il y a eu la tragique expérience de l’Union patriotique dans les années 80 où les militants de gauche, une fois les armes déposées, avaient été exécutés. Aujourd’hui, ils ne quitteront pas les armes tant qu’ils risquent de se faire tuer. Notamment par les forces paramilitaires qui, elles, sont toujours armées. Depuis 2015, 120 opposants de gauche, non armés, ont été assassinés. »

Et la gauche latino-américaine dans tout ça ?

« On entend souvent dire que les difficultés de la gauche au pouvoir viennent du fait qu’elle a mené des politiques certes de gauche mais dans des structures héritées du passé. C’est vrai mais on ne peut pas modifier en profondeur les structures d’un pays tout entier en seulement 10 ou 15 ans. Et il faut bien rappeler que les gouvernements de gauche au pouvoir ont tout de même sorti plus de 50 millions de personnes de la pauvreté ! Alors, quelles solutions pour la gauche ? Tout nationaliser et faire comme Cuba en 1959 ? La révolution citoyenne c’est beaucoup plus compliqué que les révolutions des années 60 ou 70. Aujourd’hui, la gauche doit retrouver du souffle, après quinze ans au pouvoir et les risques d’usure, de corruption. La gauche doit se rapprocher de la base et éviter la division. »

Propos recueillis par Sébastien Madau (La Marseillaise, le 15 avril 2016)

Dernier livre publié : « Les enfants cachés du général Pinochet », paru aux éditions Don Quichotte, Paris, 2015.

Gianfranco Rebucini. « Une pensée utile pour comprendre la crise actuelle »

le 11 April 2016

Gianfranco Rebucini. « Une pensée utile pour comprendre la crise actuelle »

Rencontre avec l'un des organisateurs demain à Paris d’une journée d’études sur le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) et sa réception en France.

Dans le cadre de la Convention de coopération scientifique (2015-2020) entre l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), l’Institut interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC), la Fondazione Istituto Gramsci, l’Ecole Française de Rome, l’Association internationale Ernesto de Martino, l’Accademia di Santa Cecilia et du séminaire Anthropologie, marxisme et politique, une Journée d’études est organisée demain par Riccardo Ciavolella et Gianfranco Rebucini sur le thème « Traduire la pensée gramscienne : la réception de Gramsci en France et son influence sur les sciences sociales ».

Gianfranco Rebucini revient sur les enjeux actuels de l’étude de l’œuvre gramscienne. En ces temps de crise.

La Marseillaise. Comment a été perçue l’œuvre d’Antonio Gramsci en France depuis l’après-guerre ?

Gianfranco Rebucini. Elle a surtout reçu un très bon accueil dans les années 70 avant de connaître un net recul dans les années 80 et 90. Même si des philosophes, comme André Tosel qui sera présent à cette journée d’études, travaillent sur la pensée gramscienne depuis très longtemps. On retrouve depuis les années 2000 un certain regain d’intérêt autour de l’étude de ses textes.

La Marseillaise. Comment expliquer ce nouvel intérêt, presque 80 ans après sa mort en Italie ?

Gianfranco Rebucini. C’est une pensée dynamique qui bénéficie du retour général de l’étude de la pensée marxiste et des cultural studies. Ce n’est pas un phénomène uniquement français. Il est vrai aussi que le contexte de crise du capitalisme mais aussi de la gauche peuvent expliquer le fait que des recherches soient réalisées à nouveau autour de son œuvre.

La Marseillaise. Dans certains pays, les travaux sur Antonio Gramsci ont été continus. Pour quelles raisons cela n'a pas été le cas en France ?

Gianfranco Rebucini. En effet, dans les pays anglo-saxons, Gramsci a été très étudié dans les années 80 et 90 en anthropologie par exemple. Mais pas en France. C’est peut-être dû au fait que le philosophe Louis Althusser, qui a longtemps étudié Gramsci, a un peu joué le rôle de filtre dans les années 70. La pensée gramscienne était vue avec les outils d’Althusser. Alors bien sûr, il a permis la diffusion en France des principaux thèmes gramsciens (idéologie, culture, indépendance des superstructures, etc) mais avec ce filtre qui a empêché du coup de vraiment se pencher sur la pensée en elle-même.

La Marseillaise. Antonio Gramsci a souvent été récupéré ou mal interprété. Une rencontre de la journée d’études s’intitule d’ailleurs « Renverser 68 : mésusages de la pensée gramscienne dans la nouvelle droite ». N’y a -t-il pas un paradoxe à voir cet intellectuel marxiste vanté par la droite ?

Gianfranco Rebucini. Cela peut paraître en effet bouleversant. La droite et même l’extrême droite ont notamment cherché à utiliser son concept d’hégémonie culturelle pour accéder au pouvoir, mais de manière simpliste et caricaturale. Ils ont transformé les concepts. Ils en parlent mais sans la dimension de l’émancipation ni de la révolution que théorisait Gramsci à son époque.

La Marseillaise. En prison, il a écrit dans un de ses Cahiers : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Aujourd’hui, quels concepts gramsciens pourraient aider à en sortir ou, au moins, à réfléchir aux causes de l’actuelle crise politique, sociale et morale ?

Gianfranco Rebucini. Le concept d’hégémonie culturelle me semble très important. D’ailleurs, en Espagne, le mouvement Podemos l’étudie en profondeur pour développer sa démarche. Je pense aussi à des notions comme la révolution passive. Enfin, ses réflexions sur la crise du capitalisme sont très utiles pour une lecture actuelle de la situation. Très utile politiquement et intellectuellement.

La Marseillaise. Connaît-on désormais l’intégralité de l’oeuvre d’Antonio Gramsci ou demeure-t-il des zones d’ombre ?

Gianfranco Rebucini. Non. On en connaît aujourd’hui toute l’étendue. Son œuvre a d’ailleurs été répertoriée de manière précise en Italie par la Fondazione Istituto Gramsci à Rome. Mais cela ne veut pas dire qu’on en a terminé avec son étude. Ses textes, et notamment ses Cahiers de prison possèdent une grande complexité interne. Aujourd’hui, il y a un renouveau dans l’étude philologique de l’œuvre de Gramsci. Des recherches sont menées sur ses textes pour justement tenter de comprendre cette complexité.

Entretien réalisé par Sébastien Madau (La Marseillaise, le 11 avril 2016)

Journée d’études « Traduire La pensée gramscienne : la réception de Gramsci en France et son influence sur les sciences sociales » le 12 /04 de 9h30 à 17h30 dans les locaux de l’EHESS, 90 avenue de France, 75013 Paris.

En 4 dates

1891. Antonio Gramsci est né le 21 janvier 1891 à Alès en Sardaigne dans une famille d’origine albanaise du côté paternel. Il quittera l’île en 1911 pour aller faire ses études à l’Université de Turin.

1921. Avec notamment Palmiro Togliatti et Amadeo Bordiga, Antonio Gramsci fonde le Parti communiste d’Italie le 21 janvier 1921 lors du congrès de Livourne après une scission avec le Parti socialiste italien.

1926. Le 8 novembre 1926, Antonio Gramsci, malgré son immunité parlementaire de Député, est arrêté sur ordre de Benito Mussolini. Il laisse inachevée son œuvre « La question méridionale ».

1937. Après onze années de prison, Antonio Gramsci meurt dans la nuit du 26 au 27 avril 1937. Il laisse derrière lui une œuvre monumentale manuscrite dans une trentaine de cahiers.

La Marseillaise, le 11 avril 2016

La République. Notre bien commun

le 06 April 2016

Lucie Watrinet. « Les premières victimes de la fraude fiscale ce sont les citoyens »

le 05 April 2016

Lucie Watrinet. « Les premières victimes de la fraude fiscale ce sont les citoyens »

En charge d’une plateforme rassemblant des ONG luttant contre la fraude fiscale, elle commente les informations divulguées par le Panama papers.

Réactions des ONG. Transparancy international, ONG One, Oxfam nombreuses ont été les ONG à réagir au Panama papers notamment pour demander à ce que des mesures soient imposées contre l’opacité et que la fraude fiscale soit poursuivie. Parmi elles, CCFD Terres solidaires où Lucie Watrinet travaille dans une plate-forme contre les paradis fiscaux et judiciaires. Entretien.

La Marseillaise. Que vous apprennent ces nouvelles révélations ?

Lucie Watrinet. Rien sur les mécanismes utilisés puisque on connaissait déjà le système des sociétés écran. En revanche, l’échelle est surprenante sachant qu’il ne s’agit là que d’un seul cabinet de conseil. Imaginons l’ampleur du phénomène si on avait accès à l’ensemble des cabinets travaillant à de l’optimisation fiscale. L’autre information concerne l’usage généralisé, puisque des chefs d’État sont nommés, des dirigeants, des stars du foot…

La Marseillaise. Les premiers noms ou fonctions révélés ne montrent-ils pas que ceux qui sont censés lutter contre la fraude agiraient en fait contre leurs propres intérêts ?

Lucie Watrinet. C’est effectivement une suspicion qui peut exister et que l’on avait déjà eu au moment de l’affaire Cahuzac. Et cela émeut beaucoup. Mais au-delà de cette émotion, que n’importe quelle personne puisse cacher ses revenus au fisc n’est pas supportable. Quelle que soit sa fonction.

La Marseillaise. Pouvez-vous rappeler les motivations à lutter contre cette fraude fiscale ?

Lucie Watrinet. Cette fraude nous prive tous, nous citoyens car les sommes cachées au fisc sont autant d’argent qui ne profite pas à l’État qui en aurait pourtant bien besoin pour organiser des services publics de qualité, construire des écoles, des hôpitaux… Les premières victimes, c’est nous tous.

La Marseillaise. Qu’attendez-vous des pouvoirs publics et à quel niveau ?

Lucie Watrinet. Que l’on avance sur la question de la transparence car c’est bien l’opacité qui permet ces scandales. Il faut également prévoir des poursuites à l’encontre des fraudeurs, mais aussi des banques et des cabinets d’avocats qui organisent ces pratiques scandaleuses. A quelle échelle ? Celui d’un gouvernement mondial s’il existait. A défaut, quelles sont les marges de manœuvre de la France, de l’Europe ? C’est en tout cas à ces échelles que nous pouvons, en tant que citoyens, faire pression. La France pourrait ainsi interdire que ses ressortissants puissent utiliser des sociétés écrans. Pour cela, il faut des registres publics : une question que nous portons depuis longtemps et qui est sur le point d’aboutir.

La Marseillaise. Cette révélation est possible grâce à un lanceur d’alerte, aujourd’hui salué, mais qu’en est-il pour les autres ?

Lucie Watrinet. Le procès du lanceur d’alerte du Suisseleaks Antoine Deltour va s’ouvrir dans trois semaines et il risque la prison au Luxembourg pour avoir trahi le secret des affaires. Ces gens sans qui toutes ces informations ne seraient pas sorties, sans qui la lutte contre la fraude n’aurait pas progressé, perdent leur emploi, risquent des procès et surtout, ne sont pas assez soutenus. Mieux les protéger est un véritable enjeu.

Angélique Shaller (La Marseillaise, le 5 avril 2016)

Brésil. « Il s'agit indéniablement d'un coup d'État »

le 03 April 2016

Brésil. « Il s'agit indéniablement d'un coup d'État »

Démocratie. Un scandale tentaculaire, une presse en campagne, une classe politique apeurée prête à tout pour s’emparer du pouvoir, une présidence sur la sellette et une population.

Maud Chirio est maître de conférences en histoire à l’université Paris-Est/ Marne-la-Vallée. Spécialisée dans l’histoire contemporaine du Brésil, elle revient pour « La Marseillaise » sur une crise à la démesure du géant d’Amérique latine.

La Marseillaise. Que se passe-t-il exactement au Brésil depuis l’année dernière ?

Maud Chirio. La Présidente Dilma Rousseff (Parti des travailleurs, PT, gauche/ centre-gauche), et dans une moindre mesure son prédécesseur, Luiz Inácio Lula Da Silva, essuient une double offensive politico-judiciaire de l’opposition. D’abord, une procédure de destitution, portée par Eduardo Cunha, le Président de la Chambre des Députés, (PMDB-centre) vise Mme Rousseff sur la base de ce qui pourrait se traduire par « un pédalage dans les comptes publics » : une présentation des comptes de son premier mandat différée afin qu’il apparaisse sous un jour plus favorable. Cette procédure d’« impeachment » intervient en outre dans un contexte inédit de lutte contre la corruption où les services judiciaires et policiers arrivent à mener leurs investigations à terme. Une évolution très largement illustrée par l’enquête « Lava-Jato », traduit en France par le « scandale Petrobras ». Puisque des élus du PT y sont, entre autres, visés, les opposants au camp présidentiel tentent d’y rattacher Dilma Roussef et son mentor.

La Marseillaise. En quoi consiste ce scandale et quel lien existe-il entre cette affaire et la présidente ou son prédécesseur ?

Maud Chirio. Il s’agit d’une enquête pour corruption, menée par le ministère public à partir de mars 2014, sur des pots de vin en marge de la signature de contrats publics avec de grandes entreprises, dont le géant pétrolier qui a donné son nom à l’affaire. Une nébuleuse colossale qui touche encore aujourd’hui de nombreuses personnalités et dont le volume financier se compte en milliards d’euros. Dilma Rousseff n’y a strictement rien à voir, ni en termes de participation, ni en termes d’enrichissement. Au contraire, c’est même en quelque sorte grâce à elle que ce type d’enquête a pu émerger, puisque durant son premier mandat -et même en temps que Ministre- elle a tenté à plusieurs reprises de faire de la lutte contre la corruption une réalité. Rappelons-nous qu’en 2011, elle a fait démissionner pas moins de 6 Ministres de son gouvernement. Quant à l’ancien Président, il se retrouve indirectement lié à l’affaire via une entreprise incriminée qui aurait effectué des travaux dans une propriété qu’on l’accuse de ne pas avoir déclarée. Non seulement, il ne s’agit pour l’heure que d’accusations mais qui plus est, on parle ici de sommes très inférieures à celle évoquées dans le « Lava-Jato ».

La Marseillaise. Alors que d’aucuns se félicitent d’une justice assez indépendante pour ainsi inquiéter le sommet de l’État, d’autres dénoncent un « coup d’État civil » : de quoi relève cette procédure de destitution ?

Maud Chirio. Il s’agit indéniablement d’un coup d’État, la force en moins. Car, sous couvert de croisade anti-corruption, l’opposition mène une charge exclusivement politique pour ne pas dire politicienne. En premier lieu, les arguments pour faire tomber la Présidente sont fallacieux. Le « pédalage dans les comptes » est bien un délit, mais d’une part d’une gravité bien trop mineure pour justifier une destitution présidentielle et d’autre part qui a fréquemment été pratiqué. Par des prédécesseurs de Mme Rousseff et par de nombreux gouverneurs d’État. De plus, les raisons pour instiguer une destitution sont de peu d’importance, il suffit que les 2/3 du Congrès soient pour. Le mobile de l’anti-corruption est ici un prétexte -le 5ème- pour rallier le soutien populaire. Pis, ce qui est sciemment passé sous silence, c’est que l’ensemble des partis brésiliens sont concernés par le scandale Petrobras. Et que les instigateurs même de la destitution sont non seulement cités dans l’enquête mais aussi, contrairement à la présidente, poursuivis. Pour ne prendre que l’exemple d’Eduardo Cunha, le « tombeur » de Mme Rousseff, il est soupçonné de posséder 5 comptes en Suisse, alimentés par une vingtaine de comptes dans des paradis fiscaux. D’autres ne peuvent quitter le territoire car sous le coup d’un mandat d’arrêt international, etc. Enfin, le juge Moro, en charge de « Lava-Jato » en première instance n’hésite pas à se soustraire à la légalité. Il a ainsi lancé un mandat d’amener contre l’ex-président Lula tout à fait illégal puisque cette procédure ne se justifie que lorsque un témoin refuse de se rendre à une convocation. Or M. Lula s’était déjà rendu à ses rendez-vous plus de 8 fois. Résultat, celui qui incarne encore le parti présidentiel a été emmené de force à sa convocation par 200 policiers et devant toutes les caméras du pays. Le même magistrat a également distribué à la presse des écoutes alors même qu’il n’était pas en droit ne serait- ce que de les pratiquer ! Pour bien comprendre la situation, il faut aussi relever que 80% des médias au Brésil sont concentrés entre les mêmes mains, majoritairement opposées au pouvoir. In fine, on est en train d’assister à une rupture de la pratique démocratique : remplacer les institutions et la sanction des élections par une mesure d’exceptionnalité.

La Marseillaise. Qu’est-ce qui motive les conservateurs à mettre en œuvre pareille farce politique ?

Maud Chirio. J’y vois plusieurs raisons. Premièrement, une partie de la classe politique brésilienne craint de se retrouver devant la justice dans le cadre de « Lava-Jato ». On assiste dès lors à une course au pouvoir pour se mettre à l’abri derrière une immunité. Ensuite, la droite peut s’enorgueillir d’un véritable soutien populaire qui lui donne des ailes... peut-être trop ? Enfin, d’un point de vue plus sociétal, je pense qu’il y a une panique devant la dégradation économique du pays qui pousse les gens dans une fuite en avant ultra-libérale.

La Marseillaise. Justement quel rôle peut jouer le peuple dans ce qui finalement n’est pas moins que le sauvetage de sa démocratie ?

Maud Chirio. Un rôle inexistant. Car la classe populaire est prise entre deux feux : d’un coté une corruption généralisée qu’elle exècre et des médias qui lui donnent le couple Lula-Rousseff en pâture. Le tout en essuyant de plein fouet la récession. Quant aux classes moyennes-supérieures, lorsqu’elles s’enrichissaient sous l’ère Lula, le partage des richesses leur était supportable. Aujourd’hui, cela l’est beaucoup moins et on assiste à l’émergence de véritables convictions anti-sociales et anti-inclusives. Entre les deux, on a des gens qui veulent juste sortir d’une situation délétère , mais préfèrent une droite qui gouverne, à une gauche paralysée. J’ignore si cela se terminera « autour d’une pizza », expression brésilienne populaire pour pointer le fait que les conflits politiques se terminent souvent au Brésil par une subite réconciliation. Mais d’ores et déjà, cette crise pose une question d’importance : celle du rapport des Brésiliens à la démocratie.

Propos recueillis par Frédéric Dutilleul (La Marseillaise, le 3 avril 2016)

Récession et austérité

Le contexte économique dans lequel intervient l’offensive conservatrice fait partie intégrante de son succès populaire.

Là où la conquête sociale de Lula Da Silva s’appuyait sur un solide essor économique dopé par la demande chinoise, Dilma Rousseff a hérité des affres du ralentissement de l’économie mondiale. En 2015, le produit intérieur brut chutait ainsi de 3,8 %, pendant que le taux de chômage doublait pour atteindre les 9,5 %. Et la consommation des ménages, principal moteur de la croissance, reste en panne devant des crédits inaccessibles conjugués à une inflation toujours proche des 10 %.

Qui plus est, le scandale Petrobras est si tentaculaire, qu’il joue aussi les troubles-fête économiques : une firme du Cac 40 qui tombe, c’est des investissements en série qui disparaissent et un entrepreneur qui fait faillite, c’est une entreprise au tapis, des sous-traitants à la peine et une peur endémique délétère pour les dépenses.

Résultat, toutes classes confondues, la colère gronde. Ici contre les plus-values évanouies , là contre le rêve brisé de l’ascenseur social, et tout en bas contre le retour à une économie de subsistance que l’on croyait révolue. C’est aussi dans cette classe populaire que la grogne vient cogner la gageure politique des mandats Dilma Rousseff. Car, si l’héritière de Lula y est restée fidèle à ses débuts, elle a peu à peu dévié vers une politique austéritaire qui a atteint son paroxysme en 2014 en touchant les programmes sociaux si chèrement acquis sous la mandature précédente. Une première depuis 2003.

De quoi démobiliser une « aile-gauche » plus encline à la critique de ce virage libéral qu’à resserrer les rangs de partis aux abois.

Frédéric Dutilleul (La Marseillaise, le 3 avril 2016)

La droite la plus rétrograde du monde ?

Le coup de force de l’opposition brésilienne est d’autant plus inquiétant que la droite relève dans ce pays, comptant le plus de catholiques au monde, des pires mouvances conservatrices tant en terme de libéralisme économique que de sociétalité.

Certes, les vieux partis ayant sévi sous les régimes dictatoriaux n’ont plus (beaucoup) droit de cité. Mais les nouvelles formations, par ailleurs particulièrement mouvantes et hétéroclites, n’ont rien à leur envier.

Interrogé par Marilza de Melo Foucher pour Médiapart, le professeur de sciences politiques Adriano Codato évoque ainsi une « droite morale-comportementale », toujours centrée autour du personnage du Député-pasteur-évangéliste, spécifique au pays, et qui est « en train d’essayer de révoquer tous les droits obtenus par la civilisation occidentale au XXe siècle » : le droit du travail, mais aussi « les droits des minorités, les droits humains, le droit pénal, la liberté de choix, etc ».

Et de pointer « l’incarnation parfaite » de ce mouvement réactionnaire en la personne d’un certain Eduardo Da Cunha.

Frédéric Dutilleul (La Marseillaise, le 3 avril 2016)

Chronologie

2011. Dilma Roussef, succède le 1er janvier au Premier président issu du Parti des travailleurs, Luiz Inácio Lula da Silva. Elle est réélue le 26 octobre 2014.

2014. En mars 2014, le juge Sergio Moro, lance l’opération « Lava-Jato » et dévoile une gigantesque affaire de corruption impliquant tous les partis du pays.

2015. Le Président de la Chambre des Députés, Eduardo Cunha, accepte le 2 décembre de lancer l’examen de la demande de destitution de Dilma Roussef.

Mars 2016. Le 29 mars dernier, le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), principal « allié » de la coalition de Dilma Roussef, quitte son gouvernement.

Mai 2016. Un vote des Députés sur la destitution de Mme Roussef pourrait intervenir dès mi-avril. Et le Sénat, qui aura le dernier mot, pourrait se prononcer le mois suivant.

La Marseillaise, le 3 avril 2016

Anne Eydoux. « Le projet de loi El Khomri va dans le sens du patronat »

le 19 March 2016

Anne Eydoux. « Le projet de loi El Khomri va dans le sens du patronat »

Pour l’économiste Anne Eydoux, la loi El Khomri est le prolongement d’une vieille doctrine des années 80, toujours en vogue en Europe. L’illusion que fragiliser les droits du travail encouragera les patrons à créer de l’emploi. Même l’OCDE, un temps conquise, n’y crois plus.

Anne Eydoux est économiste, Maître de conférence d’économie à l’Université de Rennes 2 et détachée au Centre d’études de l’emploi. Membre des Économistes atterrés, elle est très critique sur la loi El-Khomri.

La Marseillaise. Jeudi au cours d'AG, certains étudiants, certes minoritaires, semblaient encore pouvoir rester sensibles au discours gouvernemental. Qu’en pensez- vous ?

Anne Eydoux. J’ai effectivement été frappée, à la lecture d’interviews d’étudiants, que certains -ceux qui étaient pour le projet de loi- s’exprimaient en avançant que la loi El-Khomri, en flexibilisant le marché du travail, allait « faciliter » les embauches… On doit admettre qu’il y a un discours que les partisans de la loi El Khomri arrivent très bien à faire passer. Les économistes néolibéraux accusent le droit du travail d’être trop protecteur pour les salariés en CDI, qu’ils appellent les « insiders ». C’est en référence à une théorie économique américaine des années 80. Ces fameux salariés en emploi stable, ou « insiders », seraient trop protégés. Et ils le seraient au détriment de ceux qu’on nomme les « outsiders », ceux qui n’ont pas d’emploi, ou pas d’emploi stable : les chômeurs et les jeunes qui s’insèrent dans la vie active. Ces derniers ne sont pas tous au chômage, loin s’en faut, mais ils sont en revanche très souvent dans des emplois précaires. Et ils peuvent mettre longtemps à trouver un CDI. Quand ils ont des emplois précaires, ça veut dire aussi que bien souvent ils alternent des périodes d’emplois courts et de chômage. La vision du marché du travail qui oppose les insiders aux outsiders fait mouche. Elle porte. Mais elle est trompeuse en réalité. Elle laisse penser que les rapports de forces sur le marché de l’emploi opposent les salariés entre eux. Ce serait parce qu’il y a des salariés en CDI que les autres n’arrivent pas à trouver d’emploi ou sont précaires.

La Marseillaise. Que diriez-vous à ces étudiants qui penchent pourtant pour l’aspect « efficace » de la réforme ?

Anne Eydoux. Je dirais que dans un contexte de chômage massif, les rapports de forces sur le marché du travail… c’est complètement autre chose. Ce sont les employeurs qui sont en position de force pour obtenir ce qu’ils demandent. Depuis les années 90 -et depuis 2012 plus particulièrement- avec le CICE et le Pacte de responsabilité, les patrons ont obtenu, au nom de l’emploi, des exonérations massives de cotisations sociales. Et ils ont aussi obtenu depuis les années 1980 une série de réformes flexibilisant les contrats de travail. La loi El Khomri, dernière de cette série, reflète très bien ces rapports de forces en faveur du patronat et notamment du Medef. Le résultat est une réduction des droits des salariés. La flexibilisation que nous allons avoir si le projet de loi El Khomri passe, devrait faciliter les licenciements, notamment économiques, et la modulation du temps de travail. Cela au nom de l’entrée des jeunes dans la vie active et de la lutte contre le chômage. Sauf qu’aucune étude n’a jamais réussi à démontrer un lien quelconque entre le caractère protecteur de la législation et le niveau du chômage.

La Marseillaise. Vous vous appuyez sur quoi, en affirmant ceci ?

Anne Eydoux. On peut citer les travaux de l’OCDE. Cet organisme a promu ce type de réformes dès les années 1990. Des réformes pour flexibiliser le marché du travail, pour affaiblir ce que l’OCDE appelle les « protections de l’emploi », pour rendre plus faciles les licenciements. L’OCDE soutenait que ça faciliterait l’embauche. Mais dans un rapport de 2004, alors que la France continuait sur ce terrain en réformant au nom de l’emploi, l’OCDE a compris de son côté qu’en réalité il n’était pas possible d’établir un lien entre le chômage et la protection de l’emploi. Par conséquent, on sait depuis un bon moment qu’affaiblir la protection de l’emploi ne crée pas d’emploi. On peut citer l’Espagne et le Portugal avant la crise. Ces pays ont flexibilisé leur marché du travail avec beaucoup de recours aux contrats courts. L’OCDE à l’époque les avaient qualifiés de « bons élèves ». Mais au moment de la récession de 2008, ces pays-là ont vu le chômage en général, et le chômage des jeunes en particulier, monter en flèche.

La Marseillaise. Et en France ?

Anne Eydoux. En France, on a déjà connu de nombreuses réformes flexibilisant l’emploi. Par exemple, les ruptures conventionnelles mises en place en 2008, ont explosé. Les employeurs arrivent très bien à licencier. Et s’ils n’embauchent pas suffisamment, c’est parce que leurs carnets de commandes sont dégarnis… pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les caractéristiques du contrat de travail et la facilité ou la difficulté à licencier. Le projet de loi facilite la modulation du temps de travail, y compris l’allongement des durées de travail. C’est tout à fait contre-productif pour l’emploi.

La Marseillaise. Quelles solutions alternatives devraient, selon vous, être mises en avant ?

Anne Eydoux. Rappelons que dans les années récentes, la période où la France a créé le plus d’emplois depuis les Trente glorieuses, c’est la période de mise en place des 35 heures. Il y a eu des créations massives d’emploi. Certes on ne peut pas tout attribuer aux 35 heures, c’était aussi une période de croissance économique. Mais les créations d’emplois ont bien été boostées par la mise en place des 35 heures. L’effet a été visible sur l’évolution du chômage à cette époque : entre 1996 et 2001, le taux de chômage est passé sous la barre des 8% et pour les jeunes, ce taux est passé de 22% à 15%. Voilà : si l’on veut faire des réformes structurelles, remettons en place les 35 heures et on aura des chances de créer des emplois. Si on considère toutes les réformes qui ont flexibilisé l’emploi, on observe que les jeunes ont toujours été aux avants-postes de ces réformes et qu’ils sont en réalité les premiers à les subir, avec une montée de la précarité de leurs conditions d’emploi. Les réformes qui ont flexibilisé l’emploi n’ont pas lutté contre le chômage en général, ni contre celui des jeunes dont le taux de chômage est très élevé aujourd’hui. Par contre, elles ont clairement dégradé les conditions d’insertion des jeunes.

Entretien réalisé par Claude Gauthier (La Marseillaise, le 19 mars 2016)

Théano Fotiou. « Je crois au socialisme mais nous devons d’abord survivre »

le 17 March 2016

Théano Fotiou. « Je crois au socialisme mais nous devons d’abord survivre »

La Ministre grecque de la Solidarité expose les mesures prises par le gouvernement dirigé par Alexis Tsipras dans l’espace extrêmement ténu qu’avait laissé l’Europe et son mémorandum l’été dernier. Entretien.

La Marseillaise. Pourquoi un ministère de la Solidarité a-t-il été créé ?

Théano Fotiou. Aucune protection sociale n’était organisée et notre conviction était que les gens qui souffrent ne sont pas des malades ou des incapables mais des groupes devant s’intégrer. Nous avons défini 7 cibles : enfants, séniors, drogués, sans-logis, Roms, handicapés et pauvres. En 2013, 50% des Grecs vivaient sous le seuil de pauvreté, 1/3 des enfants allaient à l’école sans avoir suffisamment mangé.

La Marseillaise. Quelle a été votre première action ?

Théano Fotiou. Il fallait régler l’urgence, permettre à ceux qui n’en avaient pas les moyens d’affronter la situation. C’est passé par une loi, la première du gouvernement, considérée par l’Europe comme une décision unilatérale mais tous les partis l’ayant voté, elle a été acceptée. Elle a redonné de l’électricité aux foyers qui en avaient été privés faute de pouvoir payer les factures ; d’allouer une aide au logement de 70 à 220 euros par mois aux propriétaires auxquels nous demandions d’arrêter les expulsions et d’ouvrir les logements vacants. Enfin, cela a acté la carte de solidarité, une carte bancaire que nous créditons de 70 à 200 euros le 25 de chaque mois pour permettre aux gens d’acheter des produits alimentaires. Les banques ont joué le jeu gratuitement et cela a eu un effet domino. La carte ouvre des réductions, des produits supplémentaires, un accès gratuit à l’eau ou à la gratuité sur les sites archéologiques et les musées illustrant notre philosophie : les pauvres doivent pouvoir aller dans les sites les plus riches.

La Marseillaise. Combien de personnes sont concernées ?

Théano Fotiou. 400.000 soit 150.000 foyers. 600.000 en auraient eu besoin mais nous n’avons pas eu les fonds. Pourtant, le projet n’était pas trop cher : 200 millions d’euros pour une année. Mais l’Europe y était hostile. Non pour le montant mais parce que cela officialiserait l’existence d’une crise humanitaire en Grèce liée aux politiques d’austérité.

La Marseillaise. Vous avez pourtant trouvé des financements pour impulser d’autres projets.

Théano Fotiou. C’était notre problème : trouver de l’argent pour mener des actions que l’on ne pouvait financer seul. Nous avons mis en place des programmes avec des partenaires privés à qui nous demandons de l’argent pour des actions précises. Cela a pris la forme d’un crowfounding : act4greece où l’on peut voir les projets, les dons et les noms des donateurs. Cela nous a permis de proposer des repas à des enfants qui ne mangeaient pas à leur faim. L’expérience a été menée avec 1.400 enfants de Perama, quartier du Pirée ravagé par le chômage, associant instituteurs et parents. Depuis septembre, elle s’est développée auprès de 200.000 enfants. Le système a fait des émules, une société grecque de restauration a fourni de quoi réaliser 11.000 petits déjeuners gratuits, un fabricant de cigarettes a dit vouloir donner 200.000 euros que nous avons réaffectés sur un projet de bus avec sanitaire et psychologue pour les sans abris, pour ne pas associer tabac et nourriture pour enfants.

La Marseillaise. Des projets qui ont cependant attiré des critiques ?

Théano Fotiou. Car on se serait dévoyés à accepter cet argent privé. Je continue de croire au socialisme mais je pense que nous devons survivre avant de changer la société. Ce qui m’importe n’est pas qui collabore mais que l’on collabore avec pour objectif des mesures en faveur des défavorisées. C’est ma seule boussole.

La Marseillaise. Des critiques parfois formulées par des organisations de solidarité citoyenne dont vous vous êtes pourtant inspirés ?

Théano Fotiou. Au sein de ces organisations, il y avait des noyaux politiques. Après le mémorandum, il y a eu des scissions. Certains ont pensé que nous avions trahi nos promesses et le peuple. Nous, nous cherchons à faire des actions concrètes et à fédérer les initiatives. Nous avons trop de problèmes pour nous permettre une concurrence entre les acteurs. L’histoire jugera.

La Marseillaise. Comment appréciez-vous la réaction des Grecs vis-à-vis des migrants ?

Théano Fotiou. Il y a notre histoire liée aux migrations, le fait que le gouvernement ait martelé qu’il fallait les accueillir mais aussi un autre élément. Le peuple grec a vu sa fierté s’effondrer. On l’a maltraité. Une partie de sa déception par rapport à notre gouvernement porte sur le mémorandum, ce qui signifiait que l’humiliation continuait. En faisant acte de don pour les réfugiés, il a retrouvé sa fierté : il n’est plus celui qui demande, mais celui qui donne. Ce mouvement est si fort que même l’opposition, même les médias qui nous sont hostiles, n’osent rien dire contre.

Entretien réalisé par Angélique Schaller, envoyée spéciale à Athènes (La Marseillaise, le 17 mars 2016)

Jacques Pradel. « Une volonté de complaire aux nostalgiques du système colonial »

le 14 March 2016

Jacques Pradel. « Une volonté de complaire aux nostalgiques du système colonial »

Le Président de l’Association nationale des pieds-noirs progressistes réagit au refus de Christian Estrosi de commémorer le 19 mars.

Le Président de Région (LR) a annoncé son refus de participer aux cérémonies de la journée nationale du souvenir commémorant les accords d’Évian qui marquent la fin de la guerre d’Algérie. Jacques Pradel, Président de l’association nationale des pieds-noirs progressistes et leurs amis, livre son sentiment à « La Marseillaise ».

La Marseillaise. Êtes-vous surpris par cette prise de position ?

Jacques Pradel. À vrai dire non, quand on connaît le passé de Christian Estrosi, on sait qu’il a toujours été dans la volonté de complaire aux groupes nostalgiques du système colonial en se situant à ce point de rencontre entre la droite et l’extrême-droite. La question est plutôt « pourquoi le fait-il aujourd’hui ? » en contradiction avec tous ces engagements d’entre-deux tours des Régionales.

La Marseillaise. Christian Estrosi invoque les violences qui ont suivi le 19 mars 1962 pour justixfier son refus de participer aux commémorations, est-ce pour vous un motif légitime ?

Jacques Pradel. Le 19 mars 1962, c’est le lendemain du 18, date de la signature des accords entre la France et le FLN. C’est incontestable et dans la mémoire collective, c’est la fin de la guerre d’Algérie. De plus, le 19 mars a été consacré journée nationale en 2012 par une loi votée par le Parlement français. Oui, il est vrai qu’après le cessez-le-feu, des violences, des massacres de populations ont eu lieu. Je n’oublie pas que c’est d’abord parce que l’OAS a déchaîné sa folie meurtrière. C’est en ce sens que je trouve particulièrement indécent qu’aujourd’hui ce soit justement des nostalgiques du passé colonial et l’extrême-droite qui utilisent les violences d’après le 19 mars 1962 pour contester la commémoration de la fin de la guerre d’Algérie à cette date.

La Marseillaise. En quoi est-il important pour vous de commémorer les accords d’Évian ?

Jacques Pradel. Le 5 décembre avait un temps été mis en avant par Jacques Chirac pour contourner la contestation. Mais cette date ne correspond à rien pour la guerre d’Algérie et ce débat est derrière nous. Nous pensons, à l’Association nationale des pieds-noirs progressistes et leurs amis qu’il est important de marquer cette date anniversaire. Nous le faisons aux côtés d’autres forces progressistes, d’associations d’Algériens vivant en France ou de Français d’ascendance algérienne car la cause essentielle que nous défendons est un rapprochement de nos deux peuples. Il est important de se réunir. Nous partageons cette vision de notre histoire commune pour pouvoir tisser des liens d’amitié et de fraternité.

Propos recueillis par Léo Purguette (La Marseillaise, le 14 mars 2016)

Loi Travail. « Déréguler ne protège pas du chômage »

le 12 March 2016

Loi Travail. « Déréguler ne protège pas du chômage »

Jérôme Gautié. Cet économiste de Paris 1 Panthéon Sorbonne a signé une tribune intitulée « la loi travail ne réduira pas le chômage ». Réponse à une initiative similaire affirmant l’inverse.

Favoriser l’embauche en CDI et réduire l’emploi précaire, notamment chez les jeunes : c’est désormais le principal objectif affiché par l’exécutif pour défendre les mesures du projet de loi travail sur les licenciements. Mais leur impact divise les économistes.

Dans une tribune au Monde, une trentaine d’économistes (Pierre Cahuc, Elie Cohen, Olivier Blanchard…) soutiennent ces mesures comme une « avancée pour les plus fragiles ».

Dans une seconde publiée avant hier, une vingtaine d’économistes (Thomas Piketty, Philippe Askenazy, Dominique Méda…) s’opposent au projet El Khomri, rappelant que le lien entre protection du travail et chômage n’a jamais été établi. Entretien avec l’un d’eux : Jérôme Gautié, professeur à l’université de Paris Panthéon Sorbonne.

La Marseillaise. Pourquoi cette tribune ?

Jérôme Gautié. Avant tout pour alerter sur le fait que le droit du travail est un problème complexe, qu’il est difficile de prévoir ce qui se passera notamment quand on touche à la protection sociale et les économistes vont au-delà de leurs compétences quand ils affirment que cela aura des effets positifs. Nous ne sommes pas opposés à regarder de plus près les procédures de licenciement. Nous disons juste que toucher à la protection du travail pourrait trop déséquilibrer les rapports de forces entre employeurs et employés, surtout dans une période de crise où le risque est grand que cela se retourne contre les salariés. Ce déséquilibre pourrait peut-être permettre de gagner un peu d’emplois mais pourrait dégrader beaucoup d’autres paramètres. Il faut rappeler des évidences : les pays les plus dérégulés ne sont pas ceux qui ont le moins de chômage. Comme par exemple en Allemagne où les CDI sont bien protégés. Certes, ce genre de comparaison a ses limites car chaque situation est très différentes et des indicateurs globaux peuvent renvoyer à des réalités diverses.

La Marseillaise. Vous soulignez aussi que la forte augmentation du chômage a d’autres causes qu’une protection du travail trop importante ?

Jérôme Gautié. Et il faudrait donc commencer par s’attaquer à ces autres causes.

La Marseillaise. Ces autres causes sont notamment la volonté d’effectuer un redressement budgétaire trop rapide et en pleine crise. N’est-ce pas pourtant ce que demande l’Europe ?

Jérôme Gautié. C’est effectivement la logique établit au niveau européen. On entre ici dans le champ politique. Dans quelle mesure la France n’a pas pu instaurer avec d’autres pays un rapport de force pour imposer une autre logique ? Je n’ai pas la réponse. Elle a en tous cas mis en place une politique de redressement qui a un impact très important. Même des économistes américains le disent : jusqu’à ce que la Banque centrale européenne change de politique, les politiques européennes étaient dans une spirale restrictive.

La Marseillaise. Vous soulignez que la proportion de CDD a guère évolué sur le long terme ?

Jérôme Gautié. La masse reste stable depuis 20 ans, entre 8 et 9% de l’emploi total. Ils sont cependant de plus en plus courts : 70% sont de moins d’un mois. Il faut regarder pourquoi. Et il faut le regarder dans un contexte de dégradation des conditions de travail et de chantage à l’emploi. C’est cela qui risque de se dégrader encore, surtout dans un pays où les syndicats sont finalement très faibles au niveau de l’entreprise. Ce qui est différent en Allemagne ou au Danemark : la place importante des syndicats donne un autre rôle au droit du travail.

La Marseillaise. La tribune cite effectivement beaucoup l’Allemagne. En quoi les CDI sont-ils plus protégés ? Quid des jobs à 1 euro ou des mini-jobs ? Si les salariés ne sont pas jetables, ne sont-ils pas précaires ?

Jérôme Gautié. Si on s’en réfère aux indicateurs de l’OCDE qui examinent procédures, préavis… Ils sont plus élevés en Allemagne qu’en France. En revanche, il est vrai qu’il s’est également développé en Allemagne un ensemble d’emplois beaucoup moins protégés, peu payés, avec moins de cotisations et sur lesquels on est moins regardant sur le respect du temps de travail. Cela entre dans une logique macro-économique. Car ces emplois sont occupés par des étudiants ou des femmes, des personnes qui peuvent bénéficier de la sécurité sociale via un autre membre du ménage. Ils ont permis l’entrée des femmes dans le monde du travail à un moment où leurs maris voyaient leurs salaires stagner. Ils ont également joué sur la compétitivité de certains secteurs, notamment dans l’agro-alimentaire. Ce faisant, le panier de base de l’ouvrier allemand n’a pas beaucoup augmenté et lui permettait de faire face à la modération salariale. C’est donc un ensemble. Mais un ensemble également construit sur les pays voisins qui eux ne pratiquaient pas la modération salariale et achetaient les productions allemandes. Bref, si tous les pays avaient fait de même simultanément, on se serait retrouvés dans une spirale déflationniste.

La Marseillaise. Vous avez travaillé sur le chômage des jeunes. Une particularité française ?

Jérôme Gautié. Si on prend le taux de chômage brut, la France a un problème énorme. Mais si on le rapporte au taux global, la France se rapproche de la moyenne. Il y a beaucoup de chômage de jeunes en France parce qu’il y a beaucoup de chômage tout court. Les causes sont donc structurelles et non pas liées au contrat de travail. D’autant que ces jeunes sont la fraction la plus flexible du marché du travail. Si cette flexibilité était bonne, elle donnerait lieu à d’autres chiffres dans le chômage des jeunes. En revanche, on voit que les pays qui se distinguent sont ceux où l’apprentissage est le plus développé : Danemark, Allemagne, Autriche. Il y a donc des choses à regarder de ce côté, sachant que l’apprentissage c’est une formation, un contrat et un coût et que les trois facteurs peuvent jouer.

Entretien réalisé par Angélique Schaller (La Marseillaise, le 12 mars 2016)